Conte: Frères de sang

Publié le par Alain GYRE

Frères de sang

 

            Fraternité de sang, c’est le nom de l’institution qui officialise l’amitié, en malgache : fatidrà. La cérémonie où se noue l’amitié solennelle s’appelle du même nom fatidrà ou cérémonie des frères de sang. Les deux amis s’y offrent mutuellement une goutte de leur sang pour sceller leurs promesses. Avant le partage du sang, il y a les discours explicatifs, le rappel des exigences de la fraternité de sang et les imprécations appelant les malheurs les plus terribles sur celui qui oserait trahir. Le fzditrà peut se faire entre hommes ou entre femmes, également entre homme et femme. Le lien ainsi créé exclut alors tout ce qui serait expression d’amour conjugal : frères et sœurs ils sont, frères et sœurs ils doivent vivre.

 

Ecoutez le conte des frères de sang. Il nous dit que l’amour d’amitié est plus fort que la mort. Il rejoint par là les traditions les plus anciennes de l’humanité, celles de l’Egypte et de la bible.

 

Il y avait une fois deux enfants. Ils habitaient le même village, là-bas, bien loin. L’un d’eux était riche car son père était le roi de ce village-là, un grand roi ! On l’appelait Monsieur Grand-Prince. L’autre n’avait rien car ses père et mère étaient pauvres gens.

 

Dans ce pays-là, les enfants jouaient tous ensemble, pauvres ou riches, et les deux dont nous racontons l’histoire étaient de vrais camarades : ils étaient toujours ensemble. Ils grandirent tous les deux, là, dans le village, et ils devinrent de beaux gars, bien bâtis

 

Voilà qu’un jour, le fils du grand richard, le fils du roi, dit à son copain le fils des pauvres :

- Dis donc, nous sommes de bons copains tous les deux… Faisons le fatidrà : devenons frères de sang.

- Eh ! dit le fils des pauvres, il n’y a rien à faire. C’est impossible, je ne peux faire frère de sang avec toi.

- Pourquoi ? dit le fils des grands richards.

- Nous autres, nous ne possédons rien. Je risquerais de me faire attraper par mes père et mère, dit le fils des pauvres.

- Bon ! puisque c’est comme ça, dit le fils du richard, voilà ce que tu vas faire : Débrouille-toi pour que vous cultiviez beaucoup de maïs cette année, toi tes père et mère. Il le faut. Et si jamais tes père et mère ne veulent pas, dis-leur que Monsieur Grand-Prince le veut, et qu’il y a des fusils pour faire obéir ceux qui refusent

- Bon ! dit le fils des pauvres. Nous allons essayer.

Rentré à la maison, là-bas , au bout du village, il parla à ses père et mère : - Voilà du nouveau : il vous faut planter du maïs cette année, beaucoup de maïs, c’set un ordre de Monsieur Grand-Prince ! Si nous ne le faisons pas, sûr qu’il viendra ici, Monsieur Grand-Prince. Avec ses fusils encore, qu’il viendra…

 

Après avoir entendu ça, ils se mirent tous à défricher un grand bout de terrain. On te nettoye, on te bêche ; voilà un beau bout de travail : il y avait de quoi planter deux corbeilles de maïs. Le terrain préparé, ils vont chez Monsieur Grand-Prince, là-bas, en haut du village et demandent des semences de maïs ; le voilà semé.

 

Le maïs pousse à merveille, arrive le temps de la moisson de maïs ; le voilà mûr. Il n’était pas encore coupé, ce maïs que le fils pousse ses père et mère à planter du riz sur ce terrain qui a tant donné de maïs : ordre de Monsieur Grand-Prince, il faut semer du riz. Vite, on récolte le maïs, vite on nettoye le terrain, et voilà le riz semé. Chance : ce fut un riz splendide, une belle récolte.

 

Il y avait de quoi dans la maison ; on pouvait faire le fatidrà sans honte ; les cadeaux, le festin et tout. Les deux bons copains, qui s’aimaient comme des frères, firent le fatidrà devant tout le village, devant toute la population, devant le Fokonolona – c’est le conseil communautaire du village. Ils devinrent frères de sang et tout le village fit bombance avec ce que Monsieur Grand-Prince et les pauvres offrirent ce jour-là.

Les voilà frères de sang, le fils des pauvres et le fils de richards. Plus frères que nés d’un même père et d’une même mère car ils se sont choisis. Peu de temps après, chacun trouva femme à son goût et ils se marièrent ; l’un au village de son père, Monsieur Grand Prince, l’autre dans son village, là-bas, un peu plus loin. Mais c’était quand même un village que régissait Grand Prince.

 

Ensemble ils travaillèrent, ensemble ils allaient en forêt. Ensemble, un beau jour, ils se firent une pirogue pour tous les deux, pas des plus grandes, mais une jolie pirogue, oui. Il y avait là, près de leur village, une rivière et des étangs. Sur l’eau, ils s’en furent, avec leur pirogue, sur l’eau pour y jeter leur filet. Les poissons y vinrent et ce fut une jolie pêche.

Pendant qu’ils rentraient, tous les deux, voilà que le fils de Monsieur Grand Prince, s’endormit dans la pirogue qui voguait vers le village. Et il dormait bien ! si bien qu’il n’entendit pas un grand remous au fond de l’eau : une grosse bête sortait de l’eau, des eaux profondes. Elle arrêta la pirogue sur place et dit au gars qui ne dormait pas :

- Qui c’est celui-là qui dort

- Hé ! répondit celui qui ne dormait pas, celui-ci, c’est mon frère de sang…

- Tu pourras dire à ton frère de sang que, s’il mange un seul de ces poissons-là, il mourra. Et si tu t’avises de le lui dire, c’est toi qui mourras !

 

Disparut dans les profondeurs la bête des eaux. Quelle histoire, quel casse-tête ! Tout en se creusant la cervelle, il conduit la pirogue au bord : que faire pour le moment ? Pendant ce temps , l’autre dormait et dormait bien. Arrivé au bord, il ramasse tous les poissons, les emporte dans la forêt et les cache au fond d’un marécage.

 

De retour à la pirogue, il réveille son frère de sang toujours étendu dans la pirogue.

- Hé ! vieux, réveille-toi, vieux, dit-il.

L’autre sortit des profondeurs du sommeil .

- Hé ! vieux ! Toi, tu dors et il nous en arrive de belles ! Tu n’as pas vu le tas de gens qui se sont précipités sur nos poissons comme une armée en guerre… Ils m’ont menacé, frappé et tous nos poissons, ils les ont pris. Et toi, tu dormais !

- Excuse-moi, vieux, faut pas s’en faire de trop, des poissons il y en aura encore dans la rivière… Rentrons.

 

C’était la fin du jour, ils rentrèrent tous les deux.

 

Un autre jour, les voilà partis de nouveau, tous les deux, sur la rivière. Ils pêchèrent ensemble et quand ce fut l’heure de rentrer voilà que le fils de Monsieur Grand Prince s’endormit de nouveau, là dans la pirogue qui voguait vers le village.

 

A peine est-il endormi, qu’arrive la bête sortant des profondeurs. Elle arrête la pirogue, sur place :

- Qui c’est le gars, là, qui dort ? dit-elle.

- Hé ! dit l’autre, c’est mon frère de sang.

- Bon, tu pourras lui dire que ce soir, s’il dort avec sa femme, il mourra. Et si tu le lui dis, c’est toi qui mourras.

 

Quelle affaire ! Quel casse-tête ! Que faire ? La bête, elle, était déjà partie. Il réveille alors son copain.

- Hé ! vieux ! Tu ne penses qu’à dormir ! Il nous faut rentrer. La pirogue glissa sur l’eau et toucha le bord. Pendant qu’ils amarraient, il questionna son frère de sang :

- Dis donc, vieux, toi qui as fait le fatidrà avec moi, tu es vraiment mon frère ou quoi ?

- Hé ! dit le fils de Monsieur Grand Prince, bien sûr que je suis ton frère.

- Un frère à qui je peux tout demander ?

- Pourquoi ? Je t’ai déjà refusé quelque chose ?

- Bon ! Si tu es un frère, voilà ce que je te demande. Tu me dis oui ou non, mais tu ne me demande pas pourquoi. Laisse-moi dormir avec ta femme ce soir, et toi tu dors avec la mienne …

 

L’autre ne posa pas de question. Ainsi firent-ils, et tous les deux demeurèrent en vie cette nuit-là. Les voilà de nouveau à la pêche ensemble. Ils pêchent puis s’en vient le soir. Au moment où la pirogue rentrait, voilà qu’il s’endort de nouveau, le fils de Monsieur Grand Prince…

- Eh ! vieux ! ne dors pas, on rentre, dit son frère de sang. Mais la bête est déjà là, venant du fond des eaux. Elle arrête la pirogue.

- Hé !vous autres, qu’est-ce que vous faites là ?

- Nous sommes en train de pêcher.

- Oui ? Et qui c’est celui-là qui dort dans la pirogue ?

- Eé ! c’est mon frère de sang.

- Bon ! Voilà ce que tu peux lui dire à ton frère de sang : cette nuit, montera des eaux un monstre énorme. Il montera jusqu’au village de Monsieur Grand Prince. Il montera et dévorera tout le monde là-bas. Ton frère de sang sera dévoré. Mais situ en parles à qui que ce soit, c’est toi qui mourras. Tu as compris ? Si tu ne lui dis rien, il est mort. Si tu lui dis quelque chose, c’est toi qui est mort… Tu peux rentrer maintenant.

 

La bête s’en va dans les profondeurs…Lui, il réveille son frère de sang.

- Ha ! vieux ! Tu dors toujours, toi ! Réveille-toi, il faut rentrer…

 

Le jour tombait déjà pendant qu’ils ramaient… Et lui, il se demandait comment se tirer de nouveau de cette sale affaire.

- Lui raconter tout ? Impossible. C’est moi qui meurs. Garder le silence, c’est la mort à lui… Impossible de sortir de là.

 

Voilà le bord de la rivière et l’accostage des pirogues. Ils amarrent la pirogue et chacun dans sa maison s’en va. Rentré chez lui, le fils des pauvres dit à sa femme :

- Ha ! Maman de Soa… (Soa c’était sa fille).

- Oui ? répondit Maman de Soa.

- Fais-nous vite à manger, ce soir. J’ai des bricoles à faire chez mon frère de sang. Il y en a pour longtemps et je n’aime pas manger trop tard dans la nuit.

 

Pendant qu’elle préparait le riz, il prit sa hache, son coupe-coupe, et son long couteau de brousse. Il les affûta avec soin sur la pierre à eau, si fins qu’ils coupèrent comme rasoir…

 

Ils mangèrent le riz de bonne heure. Après le repas, il prit tous ses outils et monta au village de Monsieur Grand Prince et descendit au bord de l’eau. Et là, il se mit à faire le guet, à guetter le monstre qui devait monter des eaux durant la nuit.

 

La nuit était noire ; tout le monde dormait au village. Et voilà qu’un vent se leva. Le vent s’enfla et souffla avec violence : le monstre sortait des eaux. Au village tout le monde dormait… La tête du monstre parut, sortant des eaux. A peine avait-elle paru qu’elle roula dans le sable et l’eau mêlés, coupée d’un coup par le coupe-coupe du fils des pauvres. Le monstre fit un saut terrible et son échine fendit les eaux. A peine sortie, la voilà coupée à son tour. Mais le corps mutilé sort quand même. Il n’a pas le temps de respirer : le fils des  pauvres coupe ici, il tranche par là. Et toujours la bête émerge des eaux. Il coupe, il tranche, jusqu’à minuit.

 

Minuit passé, il est toujours à sa besogne, coupant et tranchant les débris du monstre. Enfin, l’eau rouge de sang cessa de s’ouvrir : la bête immense n’avait plus un morceau vaillant. Le fils des pauvres posa son coupe-coupe et respira : le monstre, il l’avait vaincu. Mais le bord de l’eau était rempli et souillé des débris qu’il avait tranchés. Il doit les ramasser car personne ne doit savoir ce qui s’est passé : il y va de sa vie. Il les ramassa et s’en fut les jeter dans un marais tout près du village. Le premier coq chantait qu’il était toujours à porter et jeter. Le ciel blanchissait qu’il arrivait seulement au bout de ses peines. Tandis qu’il revient de son dernier voyage, comme il arrive au bord de l’eau, voilà que Monsieur Grand Prince sort de sa maison, Monsieur Grand Prince ne l’aimait pas et c’est à contrecœur qu’il avait accepté le fatidrà de son fils.

- Ha ! dit-il, qu’est-ce que tu fabriques ici ?

La bête des eaux l’avait dit : il fallait que personne ne sache rien de cette affaire

- Eé ! qu’il répond, je passe par là…

- Tu passes par là… Pour quoi faire, ose le dire !

- Eé ! dit le fils des pauvres…

- Toi, je te tuerai ! dit Monsieur Grand Prince en colère.

- Tue-moi, si tu veux, je n’ai rien à en faire, lui répond le gars. Je n’ai rien fait de mal ici, je ne suis pas venu te voler. J’ai bien le droit de passer au bord de l’eau la nuit, non ?

- Toi ! tu es un mauvais sujet. Tu as fait fatidrà avec mon fils. C’était une manœuvre, un mensonge ! Tu ne l’aimais pas du tout, mais tu en voulais à ses richesses… Tu es venu cette nuit dans notre village sans avoir rien à y faire. Dis-le, qu’est-ce que tu es venu faire ici ? Attends ! Demain tu comparaîtras devant le conseil du village et tu peux en être sûr, tu seras condamné. De ma propre main, je te tuerai.

 

Monsieur Grand Prince parti, le fils des pauvres ramassa sa hache et ses coupe-coupe, les lava avec soin et rentra chez lui.

Au petit matin, les gardes de Monsieur Grand Prince s’en vinrent arrêter le frère de sang du fils de leur maître, pour le faire comparaître devant le Fokonolona, le conseil communautaire du village.

 

Le voilà enchaîné sur la place du village.

- Hé ! vous tous ! Je vous ai rassemblés ce matin pour une raison bien simple : regardez cet individu, vous allez pouvoir juger ! Toi ! Tu es venu de nuit dans notre village pour piler et détruire, pour voler ! En pleine nuit, je t’ai vu. Ce n’est pas vrai ? Tu mérites le châtiment es voleurs et des assassins.

- Hé ! dit le fils des pauvres, c’est vrai que j’étais là cette nuit. Mais tu m’accuses sans savoir. Tu ne sais pas si j’ai volé ; tu ne sais pas si j’ai pillé ou détruit quelque chose : sûr que tu ne peux pas le savoir, je n’ai rien fait de tout ce que tu dis. Ce que je sais, moi, c’est que tu me hais et que tu cherches à me tuer… Tue-moi si tu veux, ma vie est entre tes mains, mais, tu le sais, je ne suis ni un voleur ni un assassin…

 

A ce moment, le fils de Monsieur Grand Prince intervint :

- Père, tu ne peux condamner cet homme. C’est mon frère de sang, tu le sais…

- Je m’en moque, dit Monsieur Grand Prince, il mérite le châtiment des voleurs et des assassins : qu’il le dise, ce qu’il faisait là en pleine nui ! Frère de sang ou pas, il mourra.

- S’il meurt, je meurs avec lui. C’est mon frère de sang.

- Toi, tu es mon fils et tu n’as rien fait, je ne veux pas te condamner, mais lui, il doit mourir.

- Non, non et non, dit le fils de Monsieur Grand Prince, rien n’est prouvé…

 

Fou de colère, Monsieur Grand Prince se précipita, le sabre levé, menaçant.. Alors se produisit l’étonnant. Tout le monde fut témoin de la chose. Au moment où Monsieur Grand Prince se précipitait sur lui, les fils des pauvres plongea dans la terre, comme il aurait plongé dans l’eau… Son frère de sang en resta pétrifié : oui, son ami était là devant lui il n’y avait qu’un instant, et maintenant, il n’y était plus. Tout le monde avait vu qu’il avait plongé en terre et qu’il n’y avait même pas de traces sur la terre. Quand on est enseveli, c’est qu’on est mort… Son frère de sang était mort, et lui, fils de Monsieur Grand Prince, il pleura, tant sa peine était grande.

Pourtant dans son désarroi, un doute subsistait : un mort, on l’enterre… Son frère de sang, lui, avait plongé de lui-même dans les entrailles de la terre… Il envoya quelqu’un chez le devin, celui qui sait correspondre avec ceux qui sont de l’autre côté de ce monde…

- Quelle est ton idée au sujet de mon frère de sang ! Est-il mort sur place, ou bien est-il vivant encore aujourd’hui ?

- Hé ! dit le voyant… Il est vivant, mais tu ne le verras plus. Tu ne le verras plus à moins que tu n’immoles ton fils, ton premier né, à l’endroit même où il a disparu.

 

Le fils de Monsieur Grand Prince parla à sa femme :

- Femme, je n’ai pu sauver mon frère de sang mais je sais qu’il est vivant. Le sais qu’en immolant notre fils, premier- né, je le sauverai et que mes yeux le verront à nouveau…

- Que tu n’aies pu sauver ton frère de sang c’est une chose malheureuse, mais que tu sacrifies notre enfant, notre premier-né pour lui, ça non… D’ailleurs, si le devin se trompait, tu ne reverrais  pas ton frère de sang et ton fils sera perdu…

- Pourrais-je vivre moi-même sans avoir tout tenté pour sauver mon frère de sang ? Je dois sacrifier notre enfant, notre premier-né.

Et voilà ce qu’il fit, le père du premier-né : il aiguisa son coupe-coupe fin comme un rasoir… Il prit son fils…. Il lui attacha les mains et les pieds… Il leva la main contre son fils… Il leva son coupe-coupe…Juste à ce moment-là, voilà que sort de terre son frère de sang ; voilà qu’il saisit le coupe-coupe :

- Ne frappe pas notre enfant ! Ne le blesse pas ! C’est notre enfant ! O toi, mon frère…

 

Voilà l’histoire des gens d’autrefois, ce n’est pas mon histoire à moi ; si c’est mensonge, c’est mensonge aujourd’hui, si ce n’est pas mensonge, ce n’est pas non plus mensonge aujourd’hui.

 

C’est l’histoire des gens d’autrefois, ce n’est  pas la mienne.

 

Si c’est mensonge, c’est mensonge des gens d’autrefois.

 

C’est moi TOTOZANDRY de Manakambahiny qui vous ai raconté cette histoire.

 

 

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