Conte: Origine du Soro - Raymond DECARY
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Origine du Soro (1)
Conte Masikoro, recueilli à Ambahikily
Le chien, le bœuf et l'homme, ou plutôt la chienne, la vache et la femme, étaient enfants d'un même père et vivaient en famille.
Dans un village de la rive gauche du Mangoky (2), chacun avait sa maison, son terrain de culture. La chienne avait cinq enfants, la vache deux, et la femme n'en avait qu'un.
Ce dernier était nu et dépourvu de défense.
Un jour, Ndriananahary (3), le roi de vie, avait voulu un employé pour son trône. Il envoya Dame la grippe (4) pour lui en procurer :
« Je veux avoir une vie, disait Ndriananahary ; tu iras prendre le fils de l’h'omme ; il est aussi habile que savant ».
La grippe attaqua de très près le petit de l'homme. Sa mère, étourdie de ce changement, se hâta de prévenir ses parents, qui se hâtèrent à réunir toutes les plantes des alentours comme remèdes (5). Mais aucun changement : la grippe s'apprête à l'emporter.
Les omasy (6) appelés pour cette maladie ont employé toutes leurs manières, mais aucun effet. Pendant la nuit, Ndriananahary se montre en songe devant la mère, muni d'un grand couteau et prêt à frapper. La mère, effrayée, rampa sur le sol et demanda pardon.
« Je te pardonne, dit Ndriananahary, mais à condition que tu me délivres une vie qui remplacera celle de ton enfant ».
Eveillée, elle se dirigea vers la chienne qui est l'aînée de toutes.
« Chère chienne, tu vois comment est mon fils. Ndriananahary le prendra par cette grippe. Aide-moi à le demander pour conserver sa vie.
- Volontiers, accepta la chienne ; que ferons-nous ?
- La nuit dernière, j'ai vu en songe Ndriananahary qui m'a demandé une vie, afin de me rendre celle de mon fils. Sois indulgente, chère aînée. Donne-moi un de tes petits pour remplacer le mien.
- Ah ! disait la chienne, tu veux avoir le tien et perdre le mien ! Je trouve à présent ton égoïsme !
- Non, ma chère, ce n'est pas un égoïsme, c'est une confiance en un parent. Tu en as cinq et moi je n'en ai qu'un ; s'il meurt, je n'en aurai plus pour apaiser ma misère.
- Va, disait la chienne ; meurs toi-même pour restituer cette vie ! »
Honteuse et confuse de cette demande rejetée, la mère se retira et marcha vers la vache, lui adressant la même prière. Emue de cette sollicitation confiante, la vache dit :
« Ta misère est la mienne ; ce veau est trop petit, il tète encore. Prends mon taurillon, il te servira peut-être, mais avant de l'attacher, laisse-moi me retirer avec mon veau, car l'amour d'une mère n'a pas de fin.
- Je te remercie, chère cadette », répondit la mère.
Elle attacha le taurillon et se hâta de le tuer devant la porte où est le pauvre malade longtemps abandonné à la merci de Dieu. On découpa la viande, on la prépara pour être prête à être mangée. Du haut des cieux, Ndriananahary recevait l'âme de la victime et s'en contentait pour le moment.
Dame grippe fut mise en retour et eut une autre affectation (7).
L'enfant mangea, ouvrit les yeux et se releva de son lit. Contents de se revoir, lui et sa mère, ils remercièrent Ndriananahary (saoro, remercions). Le temps a changé la prononciation, car en recevant la vie d'un bœuf, Ndriananahary est plein de joie, il est soro (plein) (8), c'est à dire que sa joie déborde de son cœur et arrive jusqu'à l'enfant qui finit par se guérir.
« Fils ou petits-fils qui sortiront de moi, disait la mère, donneront tous les soins possibles aux descendants de la vache. Ils les suivront jour et nuit et ne devront pas les abandonner ».
Voilà pourquoi les Sakalava regardent les bœufs comme les plus fidèles et chers compagnons dans leur vie.
« Mais personne, disait la mère, ne mélangera sa vie avec celle des chiens. Comme ils sont mes parents issus du même père, élevez les tout de même, mais en qualité de domestiques ».
Se souvenant de leur place d'aînés, les chiens courent devant les hommes, mais comme ils sont maudits devant Ndriananahary, ils sont obligés d'attendre et de retourner pour suivre leurs maîtres. Pour les Sakalava, les chiens sont détestés, parmi les autres animaux domestiques, et n'ont jamais le droit d'entrer dans les cases (9). Un chien enragé est puni de ce qu'il a fait à la mère au temps passé.
Conclusion.
Le soro est un sacrifice que l'on adresse à Ndriananahary et aux parents devenus fantômes pour avoir une conscience et un cœur tranquilles. C'est aussi une manière d'appeler les parents pour soigner un malade. Ceci n'est point une histoire, mais un conte, car les trois frères, ou mieux les trois sœurs, ne se ressemblent guère.
Notes
(1) Les sacrifices de remerciements ou d'actions de grâces portent le nom de sorona dans le Centre, transformé en soro dans l'Ouest et le Sud, et de tsikafara dans le Nord et l'Est. J'ai décrit en détails un de ces rites auquel j'ai eu l'occasion d'assister de bout en bout au village Sakalava d'Andranofasika ; il était célébré en remerciement de la guérison d'un enfant et s'accompagnait du sacrifice d'un bœuf..
(2) Le Mangoky prend sa source au sud d'Ambositra, vers 1100 mètres d'altitude. Arrivé dans la plaine occidentale, il passe à Beroroha, point à partir duquel il devient navigable pour les chalands et grosses embarcations. A son embouchure il se divise en plusieurs bras entre lesquels se trouve le petit port d'Ambohibé. Son delta est extrêmement fertile. On y rencontre des cultures variées, avec pois du Cap dominant. L'aménagement des terres de ce delta est en cours, en vue de son ouverture à une production intensive. Les essais, portant en particulier sur le cotonnier ont donné de remarquables résultats. Le delta du Mangoky est une des grandes régions d'avenir de Madagascar.
3) Dieu.
(4) C'est-à-dire la maladie personnifiée.
(5) La thérapeutique malgache de base, pratiquée par les ombiasa comme une sorte d'annexe à la sorcellerie, fait intervenir, à côté des ody ou talismans, les fanafody qui sont des médicaments empruntés à la nature et surtout aux végétaux. Cette médication consiste presque uniquement en décoctions ou infusions de plantes, recueillies en général en respectant certains rites spéciaux. Il existe des médicaments, de valeur, il va sans dire, extrêmement variable, pour toutes les affections, et certains sorciers affirment même qu'ils sont capables de guérir la rage. Il est incontestable, en tout cas, que dans la grande quantité de plantes utilisées, il en est d'efficaces. Un très petit nombre encore a été sérieusement étudié dans nos laboratoires, et leur analyse approfondie permettra sans aucun doute l'emploi de certaines d'entre elles dans la thérapeutique européenne.
(6) Omasy, ombiasa, ombiasy, sorcier. Les ombiasa représentent une catégorie de sorciers thérapeutes, dont l'action tend à des fins qui, somme toute, ne sont pas malfaisantes. A ceux-ci s'opposent les mpamosavy ou mpamorike, véritables jeteurs de sorts, qui ont des buts toujours maléfiques pour ne pas dire criminels. Alors que les premiers ont « bonne réputation » les seconds sont, à juste titre, l'objet d'une crainte générale.
(7) Il a été dit plus haut ce qu'est le soro ou sorona. Le mot fisaorana signifie le remerciement et le radical sao intervient dans divers mots composés : saobato, nom du bœuf donné en remerciement à ceux qui ont transporté les pierres d'un tombeau ; saobady, action de remercier son épouse, c'est-à-dire de divorcer, etc. On voit ainsi la sorte de jeu de mots dont il est fait état dans le conte.
(8) On sent, dans ce mot, l'influence administrative récente.
(9) Les chiens sont extrêmement nombreux dans les villages Sakalava où les habitants ne les tuent jamais, bien qu'ils les méprisent. Les alika ou amboa malgaches sont d'introduction très ancienne et paraissent se rattacher à la race Pariah. Ils ont en général une robe fauve ou jaunâtre, des oreilles dressées et hurlent autant qu'ils aboient. Certains, rassemblés en meutes, sont dressés pour la chasse aux sangliers. Mais ils deviennent souvent errants et forment alors des bandes qui peuvent attaquer des veaux ou des bœufs trop vieux ou trop affaiblis pour résister longtemps. Certains éleveurs essaient parfois de les détruire à l'aide d'appâts empoisonnés. Ces chiens de brousse, qui sont également agents de transmission de la rage, portent le nom d'amboa dia ou amboa haolo.
Contes et légendes du Sud-Ouest de Madagascar
Raymond DECARY