Conte: Le vieillard et le Caïman

Le Vieillard et le Caïman.
Aux abords d’un ruisseau peuplé de caïmans,
Un bourjane très vieux soignait tranquillement
De superbes citrouilles.
Le soir, à l’heure où les grenouilles
Remplissent l’air
De leur assourdissant concert,
Notre homme regagnait sa case
Où l’attendaient les siens.
L’infortune voulut qu’une nuit, un saurien
Qui s’était ennuyé tout le jour, dans sa vase
S’en vint faire sa promenade
Dans le champ calme et sûr
Où gisaient les fruits presque mûrs.
Sa masse, en se glissant, fit maintes marmelades.
Le lendemain matin, quand le pauvre ranga
S’aperçut du dégât,
Si fort fut son dépit, si grande sa colère
Qu’il résolut de se venger
Et d’infliger
Au reptile coupable une peine exemplaire.
Aussitôt il tendit un piège dans son champ,
Prit une lance au fer tranchant
Et se mit à l’affût. Bientôt la bête grise
Dans le lacet fut prise,
Et le bourjane heureux s’en allait se ruer
Sur elle et la tuer
Quand profitant de la faiblesse
Du vieillard malchanceux, vers les ondes traîtresses
Le caïman poussa son agresseur et dit :
« lâche maudit !
Ta vie
Est maintenant à moi.
Je ne tremblerai plus devant ta barbarie !
Mais, pour bien te montrer que je suis dans mon droit,
Je veux – avant qu’en mon repaire,
Pantelant, je t’emporte et te donne la mort,
Que d’autres animaux te disent, sans mystère,
Qu’envers tous, ici-bas, ta race a trop de torts. »
Un corbiveau passait, Voay sans tarder l’appelle,
Lui conte en deux mots la querelle
Et demande, encore révolté :
« Puisque ce misérable a voulu m’éventrer,
Ne m’appartient-il pas ?
N’aurai-je pas raison d’en faire mon repas ? »
L’amateur de carnage,
En son langage
Répondit :
« Camarade, ce que tu dis
Est juste.
D’ailleurs, toi seul, ici, tu es assez robuste
Pour punir
Ce fourbe qui, par surprise,
Sans trêve nous martyrise
Et par mille moyens nous veut anéantir,
Parce que nous vivons tout en ne plantant rien.
- Ami, tu chantes mal, mais tu juges très bien,
Reprend le caïman. Je garde ma capture
Et je la mangerai.
- Oh ! comme je rirai !
Dit un jeune poisson qui passait d’aventure.
L’homme a l’âme perverse :
Avec des hameçons
Cachés dans un appât, il nous perce
La bouche de cruelle façon,
Puis, nous tirant à lui, nous sort de la rivière
Et nous donne à sa cuisinière.
- Mange-le ! Mange-le ! clament tous les carpeaux ;
- Il ne trompera plus les habitants des eaux. »
Le vieillard se croyait à deux doigts de sa perte
Quand un mâtin passa sur la rive déserte.
« je veux connaître encore l’avis de ce vaurien, »
Pense en lui-même Voay en faisant signe au chien.
Alik, cachant à sa manière
Sa crainte et son étonnement,
Quand il eut entendu l’affaire,
Répondit fort habilement :
« Mon ami, quand on tient une aussi noble proie,
On ne saurait assez montrer toute sa joie.
Ris, ris et sois heureux,
Car ils sont peu fréquents, les repas si fameux ! »
La bête scélérate
A ce discours sourit, mais sans bouger la patte
Sous laquelle, glacé, gît l’homme à moitié mort.
« Ris, mais ris donc plus fort,
Ris donc à perdre haleine,
Insiste le mâtin ;
Peut-être jamais plus tu n’auras telle aubaine
Pour ton festin. »
Et le caïman rit.
Il rit tant et si bien que le vieillard s’enfuit
Clopin-clopant vers sa chaumière,
Laissant au fond de la rivière,
Tout confus,
L’animal informe et ventru
Qui s’écria : »Maudite soit ma descendance,
Lorsque par bienveillance,
Elle se privera de se nourrir de chien. »
Ravi de son succès, Alik, toujours taquin,
Lui répliqua : « Maudite soit ma descendance
Lorsque, par négligence,
Elle n’aboiera pas après un caïman,
Pour signaler à tous ses moindres mouvements. »
C’est depuis ce jour-là que, par reconnaissance,
A nos braves et bons gardiens, journellement,
Nous donnons le manger, le logis, tout en somme,
Et que partout les chiens sont les amis des hommes.
Contes malgaches
Autour du dzire
Texte de J. Landeroin
Librairie Delagrave 1925