Conte: Les deux anguilles

Les deux anguilles.
Dans un fleuve d’Emyrne aux bouillonnants détours,
Deux anguilles, un beau matin, se rencontrèrent.
L’une était grosse, âgée et savait mille tours.
L’autre, jeunette encore, était d’humeur légère.
« Comment, dit celle-ci, comment avez-vous fait,
Cousine, pour grossir et devenir si forte ?
D’être un jour comme vous, vous le faites rêver.
Dites-moi, pour y arriver,
Que faut-il donc que l’on supporte ? »
La respectable mère à ces mots répondit :
« Si j’ai vécu longtemps, c’est que, toujours prudente,
Je n’ai jamais mordu dans les appâts maudits
Qui cachent l’hameçon que l’homme nous présente.
Je n’ai jamais non plus essayé de rentrer
Dans ces belles maisons que le pêcheur appelle
Filets, dont les réseaux retiennent les pauvrets
Qui se laissent charmer quand la maille étincelle ;
Enfin, j’ai toujours fui la lumière, la nuit :
La lumière est fatale au poisson qui la suit.
Ainsi donc, ma petite amie,
Si tu veux vivre longtemps,
Fais comme moi, toute ta vie,
Agis avec discernement. »
L’anguillette, incrédule,
Taxa de ridicule
Chanson
Cette sage leçon
Et dit en souriant : « C’est tout, ma bonne vieille ?
C’est tout, ma chère enfant, ce que je te conseille, »
Répond la grosse anguille en rebroussant chemin.
Le lendemain,
L’étourdie aperçut, au bout d’une ficelle,
Un ver qui s’agitait. « Celui-ci, se dit-elle,
Ne cache pas un piège, il est bien trop petit !
J’en pourrais manger trente avec mon appétit ! »
Elle avala le ver, la jeune téméraire
Et, prisonnière,
Malgré tous ses efforts ne put se dégager
Par bonheur, près de la passait notre commère
Qui lui dit : « Fais la morte. Il ne faut pas songer
A fuir. Mais le pêcheur, en te voyant inerte,
Certes,
Dans l’herbe verte
Te jetteras,
Et tu pourras
Alors, pauvre imprudente,
Sauter dans le courant, agile et triomphante. »
La douleur assagit. La captive approuva.
Aussi, tout se passa comme avait dit la mère.
Mais notre espiègle, une heure après, dans un tamail
Se trouva prise encore. Pour se tirer d’affaire,
Elle renouvela sa feinte et, dans l’aiguail
Le pêcheur la laissa pour morte. Quelques secondes
Plus tard elle courait, libre, dans l’eau profonde,
Jurant bien de se souvenir
A l’avenir
Qu’avec la ruse
On abuse
Les pêcheurs
Grave erreur !
Les trompeurs
D’ordinaire,
Bien difficilement se laissent abuser.
Une nuit, elle vit un flambeau qui passait
Tout près de l’eau, sur la rivière.
La curieuse voulut voir ce que lançait
Cette merveilleuse lumière
Et passa, repassa dans les traîtres rayons.
Elle y trouva sa fin, car d’un coup d’aiguillon
Rudement transpercée,
Sans pitié, cette fois elle fut écorchée.
Les donneurs de conseils sont toujours mal reçus.
Fiers d’un semblant d’expérience,
Nous nous rions de leur science
Et ne croyons en eux qu’après être déçus.
Contes malgaches
Autour du dzirz
Texte de J. Landeroin
Librairie Delagrave 1925