Les deux frères qui ont épousé deux vieilles femmes

Les deux frères qui ont épousé deux vieilles femmes (1).
(Betsimisaraka)
Il y avait, dit-on, deux frères qui ayant épousé deux vieilles femmes, n'en avaient pas encore eu d'enfants. Ils prirent un jour l'engagement suivant :
« Si ta femme devient enceinte, dit l'aîné au cadet, je m'engage à lui fournir tout ce qui lui sera nécessaire pendant sa grossesse jusqu'au jour de l'accouchement. Nous appellerons l'enfant Ratananomby (2). »
« Je ferai de même pour la tienne, répondit le cadet ; et ton enfant portera le nom de Ratongotromby (3). »
Ils s'engagèrent ensuite à jeter leur enfant dans un étang, si c'était un fils, de peur qu'il ne leur nuisît quand il serait devenu grand.
Peu de temps après, la femme de l'aîné devint enceinte. Le cadet lui fournit, ainsi qu'il l'avait promis, tous les mets qu'elle désira.
Elle accoucha d'une fille qui fut nommée : Ratananomby. Le cadet acheta un bœuf et un porc qu'on mangea à l'occasion de la naissance de l'enfant.
L'année suivante, la femme du cadet accoucha d'un fils.
D'après l'accord survenu entre les deux frères, l'enfant mâle devait être jeté dans un étang.
Le père était désolé d'avoir souscrit un tel engagement; mais il dut s'y soumettre.
Le cadet et sa femme mirent leur fils dans une boîte et la donnèrent à un domestique pour qu'elle fût jetée à l'eau. Ils recommandèrent cependant à leur serviteur de faire une marque à cet enfant pour qu'on pût le reconnaître s'il venait à survivre.
Le domestique jeta l'enfant dans un étang, loin du village; et les parents en prirent le
deuil (4).
Tout près de l'étang habitait une femme riche et sans enfants. Sortant par hasard de sa case, elle vit avec étonnement une boîte qui surnageait. Elle la fit prendre par un de ses domestiques, l'ouvrit et y trouva le nouveau-né :
« C'est un être que Dieu m'envoie, dit-elle. »
Elle l'embrassa et eut bien soin de lui pour que l'enfant lui en fût plus tard reconnaissant, quand il serait devenu homme.
Celui-ci avait grandi.
Un jour, il dit à sa mère adoptive :
« J'ai un père et une mère qui habitent loin d'ici; permettez-moi d'aller leur rendre visite. »
« Combien veux-tu de serviteurs pour t'accompagner, répondit la femme? »
« Trois me suffiront, dit le jeune homme. »
Et ils partirent.
Chemin faisant, ce dernier butta dans un petit arbre et tomba par terre :
«Arrache-moi, lui dit l'arbuste, je t'accompagnerai chez tes parents. »
Le jeune homme étonné obéit.
Pendant qu'il continuait sa route, l'arbuste, qu'il avait recueilli, lui dit :
« Il y a un mauvais village où nous allons bientôt arriver. Si nous devons y faire un repas, le maître de la case dans laquelle nous nous arrêterons, dira : voici du riz qui a été préparé pour vous. Mangez-le pendant que je vais prendre l'air dehors. Il y aura aussi du riz dans une marmite. C'est celui-ci que nous mangerons; et nous mettrons à sa place celui qu'on nous aura offert. »
Le jeune homme promit de suivre le conseil de l'arbuste.
Il arriva peu après dans un village habité par des sorciers.
Ceux-ci étaient enchantés de voir des étrangers, car ils comptaient les empoisonner et se partager leurs dépouilles.
Le maître de la case où le voyageur et ses domestiques descendirent, leur offrit du riz et ajouta :
« Mangez-le pendant que je vais prendre l'air dans le jardin, et il sortit. »
L'enfant trouvé et ses serviteurs mangèrent le riz qui était dans une marmite et mirent à sa place celui qu'on leur avait présenté.
Le repas des hôtes terminé, le maître de la case rentra et se mit à manger le riz qui se
trouvait dans la marmite croyant qu'il était tel qu'il l'y avait mis. Ce riz était empoisonné et le maître de la case mourut du poison qu'il destinait à ses hôtes.
Sur les indications de l'arbuste, le jeune homme s'empara de tous les biens des sorciers.
A quelque distance de là, nos voyageurs rencontrèrent une case, au bord de la route, où logeait un brigand qui tuait tous ceux qui entraient chez lui.
Comme le village, but du voyage, était encore loin dans l'Est, le jeune homme entra avec ses serviteurs chez le brigand.
La dernière femme de celui-ci était dans sa case ; sa première femme habitait le village voisin.
Lorsque le brigand vit entrer les étrangers dans la case, il s'avança au-devant d'eux. Il commanda à sa femme de leur préparer de l'eau chaude et un bon lit où ils pourraient se reposer de leurs fatigues; puis il sortit.
La femme dit alors aux étrangers :
« Quittez cette case, je vous en prie ; mon époux, dont vous ne connaissez pas la cruauté, vous tuera si vous restez.»
« Nous n'avons pas peur, répondirent les voyageurs. »
L'arbuste ajouta en s'adressant au jeune homme :
« Cette nuit, placez-moi au-dessus de la porte ; et lorsque le brigand sera de retour et vous parlera, ne lui répondez pas ; mais permettez-moi de le faire à votre place. »
Dès que le brigand fut de retour il demanda de ses nouvelles à l'étranger :
« Je vais bien, répondit l'arbuste qui était au-dessus de la porte. »
Et le brigand reprit :
« Femme, fais chauffer de l'eau pour notre hôte. »
« Bien, répondit l'arbuste. »
Le maître de la case s'en alla ensuite chez sa première femme pour préparer l'assassinat des étrangers.
Après avoir soupé, il revint à la case et demanda :
« Est-ce que nos hôtes dorment bien? »
« Oui, répondit le bois ; laissez-nous tranquilles, nous dormons bien. »
Pendant ce temps, le jeune homme pressait fortement la dernière femme du brigand de lui accorder ses faveurs. Celle-ci refusait :
« Si mon époux vous entend, répondait-elle, votre vie n'en sera que plus en danger. »
« Peu m'importe, reprit le jeune homme. Soyez sans aucune crainte à mon sujet. »
Devant cette assurance, la femme céda aux désirs de son hôte.
Peu après, arrive le brigand :
« Les étrangers dorment bien, demande-t-il ? »
« Très bien, répond l'arbuste. »
Le brigand retourna au village pour préparer la mort de ses hôtes qu'il devait assassiner à minuit.
Il fit un petit somme en attendant cette heure, mais il s'endormit si bien qu'il ne se réveilla qu'en plein jour et ne put que constater le départ du jeune homme et de ses domestiques.
Sa femme même avait suivi l'étranger.
Furieux non seulement de n'avoir pu accomplir son criminel dessein, mais aussi de l'enlèvement de sa femme, il se mit à leur poursuite.
Chemin faisant, l'arbuste dit au jeune homme :
« Quand le brigand qui nous poursuit, nous aura rejoints, laissez-le faire, ne lui
dites rien; mais tuez-le. »
Bientôt le brigand les rattrape. Il crie à son hôte :
« Pourquoi m'as-tu enlevé ma femme? »
Ratananomby, sans rien répondre, le tua d'un seul coup.
Ils arrivèrent enfin chez les parents du jeune homme.
En entrant dans la case des domestiques, ils virent qu'ils portaient des vêtements de deuil :
« Pourquoi êtes-vous en deuil, demanda Ratananomby? »
« Nous sommes vêtus de bleu , répondirent les serviteurs, et nos cheveux ne sont pas tressés parce que nous avons perdu notre maître. »
« Dites aux parents de votre maître que je viens leur rendre visite. »
Les domestiques rapportèrent ces paroles au père et à la mère qui commandèrent de faire entrer les visiteurs.
En pénétrant dans la cour de la maison, Ratananomby prenant un valiha (5) qui se trouvait là par hasard, se mit à en jouer :
« Ne jouez pas, dit le maître de la case, parce que nous sommes en deuil. »
« Laissez-moi faire, reprit le jeune homme, je vous donnerai la piastre mortuaire (6). » L'homme et la femme acceptèrent. Ratananomby s'accompagnant avec le valiha, chanta :
Hélas! une promesse funeste
M'a fait abandonner.
Ce sont les deux frères qui ont fait cela,
En s'engageant à tuer le fils qui naîtrait;
Parce qu'ils croyaient que cet enfant
Devenu grand tuerait son père et sa mère,
C'est moi qui suis cet enfant-là !
Je suis Ratananomby ;
Toujours vivant bien qu'on ait voulu
Me faire périr.
Le père et la mère, étonnés de ces paroles, demandèrent :
« Tu es vraiment Ratananomby, notre enfant; car tu nous ressembles? »
« Je vous l'affirme, répondit le jeune homme. »
Et son père et sa mère se prosternèrent à ses pieds.
Puis, l'esclave qui avait jeté dans l'étang Ratananomby enfant, après lui avoir fait une marque, ajouta :
« Enlève ton chapeau, maître. »
Le jeune homme obéit et montra, en se découvrant, une cicatrice à son oreille
C'était la marque que lui avait faite l'esclave.
Celui-ci alla donner aux parents l'assurance formelle que ce jeune homme était leur enfant.
Le père et la mère joyeux, déchirèrent leurs vêtements de deuil, en revêtirent de neufs et firent tuer des bœufs, des moutons et des porcs pour fêter le retour de leur fils.
La musique et le tambour annonçaient les réjouissances dans le village.
Le frère aîné, père de Ratongotromby, entendant ce bruit, demanda ce qui se passait chez son cadet : le fils de ton frère, lui répondit-on, qu'on avait jeté dans un étang, est encore vivant et vient d'arriver chez son père :
« Mon frère m'a trompé, dit l'aîné, en m'affirmant que son fils avait été noyé. Il l'a au contraire remis à un de ses serviteurs pour l'élever en secret et il veut maintenant faire croire qu'on l'a retrouvé par hasard. Je ne puis pas accepter cela; d'après notre contrat, nos enfants mâles devaient être tués; il faut donc que celui-ci meure. »
Et il se dirigea vers la case de son frère.
Au même moment, Ratananomby disait à ses parents :
« Laissez-moi partir, parce que mon oncle va être fâché de me retrouver vivant. »
« Nous te préférons à lui, répondirent le père et la mère; reste. »
L'aîné arriva sur ces entrefaites.
« Pourquoi n'as-tu pas exécuté l'engagement que nous avions pris ensemble, dit-il. »
« Père, dit Ratananomby, si mon oncle ne désire ma mort que pour hériter de tes biens, abandonne-les lui. Je suis riche, si riche qu'il me serait impossible de dépenser toute ma fortune. »
L'aîné essaya alors de tuer Ratananomby.
Celui-ci ne se défendit d'abord pas; puis il répondit à l'attaque de son oncle par un seul coup qui l'étendit raide mort.
L'aîné fut enterré en grande pompe aux frais de son neveu.
De là, le proverbe suivant :
Chacun reçoit la récompense ou la punition de ses actes.
(1) Le texte de ce conte m'a été dicté par un Betsimisaraka.
(2) Main de bœuf.
(3) Pied de bœuf.
(4) Le bleu est la couleur de deuil à Madagascar. A la mort d'un parent, les femmes défont leurs tresses et gardent les cheveux épars pendant toute la durée du deuil. Lorsque la reine meurt, hommes et femmes doivent se raser la tète.
(5) Instrument de musique fait avec un gros bambou, dont l'écorce soulevée, partagée et placée sur des chevalets, forme les cordes qu'on touche comme celles de la guitare.
(6) Il est d'usage d'offrir une piastre ou même un morceau d'argent de valeur inférieure aux personnes amies qui viennent de perdre un de leurs parents.
Contes populaires malgaches
Recueillis, traduits et annotés par
Gabriel FERRAND
Editeur : E. Leroux (Paris) 1893