Conte: Rafaranomby

RAFARANOMBY (1)
(Antambahoaka)
Un homme et une femme avaient, dit-on, une petite fille nommée Silavoatavo. Ils possédaient un bœuf sans cornes. Bientôt, la femme mourut.
L'homme prit une seconde femme qui mit au monde deux enfants mâles.
Il s'en alla ensuite au dehors où l'appelaient les intérêts de son commerce.
La femme et les trois enfants restèrent dans la maison. Ces derniers étaient employés à garder les bœufs.
Un jour qu'ils partaient pour les champs, la marâtre dit à Silavoatavo :
« Apporte-moi des sauterelles (2) pour manger et un panier de bouse de vache pour faire du feu. »
Silavoatavo se mit à attraper des sauterelles; mais la nuit approchant, elle n'eut pas le temps de ramasser la bouse de vache.
Au repas du soir, on donna deux grosses parts de riz à ses frères ; elle, au contraire, eut à peine le contenu d'une grande cuillère. Lorsque sa belle-mère lui demanda où étaient les sauterelles et la bouse de vache, Silavoatavo répondit :
« Voici, Madame, les sauterelles; la bouse de vache, je n'ai pas eu le temps
d'en ramasser parce que la nuit approchait. »
La femme la frappa avec une baguette parce qu'elle n'avait pas exécuté ses ordres.
Le lendemain Silavoatavo reçut l'ordre d'attraper autant de sauterelles que la veille et de ramasser trois paniers de bouse de vache.
Les deux garçons n'avaient au contraire rien à faire.
Arrivée aux champs, Silavoatavo se mit à ramasser la bouse sans s'occuper d'attraper des sauterelles.
Lorsque la nuit arriva, elle n'avait rempli qu'un panier.
Au repas du soir elle fut aussi parcimonieusement servie que la veille, alors que ses frères mangeaient copieusement.
Le dîner terminé, sa belle-mère lui demanda de lui apporter ce qu'elle avait ramassé aux champs. Silavoatavo montra son unique panier de bouse, ajoutant qu'elle n'avait pu en remplir un second parce que le soir approchait.
« Tu mens, dit la marâtre. »
Et elle la frappa de nouveau avec une baguette.
Ces mauvais traitements continuèrent les jours suivants.
Quelque temps après, comme Silavoatavo était assise sur une pierre, le bœuf sans cornes s'approcha et lui dit :
« Souffres-tu, Silavoatavo ? Tu es triste, maigre; tu es devenue pâle. »
« Je suis bien malheureuse, répondit la jeune fille, depuis la mort de ma mère. Mon père est absent pour son commerce, et ma marâtre en profite pour me battre constamment. On ne me donne même pas de quoi apaiser ma faim. Voilà pourquoi je suis triste et je souffre. »
« Ne te désole plus, Silavaotavo», reprit le bœuf sans cornes.
Il lui lécha le front, et aussitôt la jeune fille devint merveilleusement belle et se trouva revêtue d'habits splendides.
Le bœuf la fit asseoir sur une pierre au bord du chemin.
Tous ceux qui passaient par là admiraient sa beauté.
L'un d'eux, Andriambahoaka-qui-vient-du-Nord, la vit si belle qu'il lui proposa de l'épouser :
« Je veux bien, répondit-elle; mais à la condition suivante : ce bœuf sans cornes est ma mère. Il mangera avec nous dans le même plat et avec la même cuillère, et il habitera notre maison, »
Andriambahoaka-qui-vient-du-Nord déclara ne pas pouvoir satisfaire à cette exigence et il s'en alla.
Le soir vint.
Le bœuf rendit à Silavoatavo, son ancien extérieur et elle retourna chez sa marâtre qui la battit comme d'habitude.
Le lendemain, les enfants retournèrent aux champs, le bœuf lécha Silavoatavo qui redevint belle et splendidement habillée.
Andriambahoaka-qui-vient-du-Sud lui proposa de l'épouser.
Mais quand il apprit que le bœuf, mère de la jeune fille, habiterait et mangerait avec eux, il retira sa demande et s'en alla.
Puis ce furent Andriambahoaka-qui-vient-de-1'Est et Andriambahoaka-qui-vient-de-1'Ouest qui lui demandèrent sa main; mais ils refusèrent aussi de subir la promiscuité du bœuf.
Enfin Andriambahoaka-qui-vient-du-centre-de-la-terre accepta de partager sa maison et sa table avec le bœuf de Silavoatavo et obtint sa main :
« Je désire que tu changes de nom, ajouta-t-il. Tu t'appelleras à l'avenir Rafaranomby(3) parce que tu descends d'un bœuf. »
Le bœuf sans cornes, dès qu'il vit qu'Andriambahoaka était d'accord avec sa protégée, partit en avant au galop.
Rafaranomby monta dans un palanquin porté par des esclaves de son mari.
La marâtre, qui ignorait ce qui venait de se passer, voyant galoper . le bœuf, se mit à crier:
« Silavoatavo? Eh! prends garde au bœuf qui se sauve. »
Mais l'animal continua sa route et entra dans le parc à bœufs d'Andriambahoaka.
Les gens du village, les deux femmes (4) d'Andriambahoaka contemplaient l'animal avec étonnement en se demandant mutuellement le nom du propriétaire.
Quelques instants après arrivèrent Rafaranomby et Andriambahoaka-qui-vient-du-centre-de – la-terre.
Les deux premières femmes de ce dernier devinrent immédiatement jalouses de leur nouvelle compagne.
Lorsque les jeunes époux furent entrés dans la maison, l'une des femmes demanda à qui appartenait ce bœuf que personne n'avait encore vu :
« Faites ramasser de l'herbe par les domestiques, dit le maître; et qu'on aille la lui porter. »
Et on fit des grandes réjouissances pour fêter l'arrivée de Rafaranomby.
C'était alors le printemps, la saison où on fait préparer les rizières. Rafaranomby n'ayant pas d'esclaves, demanda à son mari de lui faire prêter ceux des gens du village pour qu'elle envoyât travailler aussi à ses rizières.
Les nobles du village prêtèrent leurs hommes et Rafaranomby leur indiqua leur tâche.
En même temps elle s'occupa de leur préparer le repas du soir.
A la tombée de la nuit, Andriambahoaka alla voir les préparatifs qu'avait faits sa femme pour donner à manger aux travailleurs.
Il s'aperçut que rien n'était prêt.
Comme il faisait à ce sujet des reproches à sa femme, celle-ci lui répondit de n'avoir aucune crainte, que les travailleurs trouveraient à manger.
Les esclaves retournaient des champs à ce moment même.
Sur une nouvelle observation de son mari qui lui reprochait son inaction, Rafaranomby fit étendre des nattes par terre et dit aux serviteurs d'indiquer sa place à chacun des travailleurs.
Puis elle alla demander conseil au bœuf sans cornes parce qu'elle n'avait rien
préparé pour le repas du soir :
« Voici ce que tu vas faire, lui dit le bœuf: ta main droite est du riz ; la gauche, du bouillon d'herbes pour l'assaisonner, et ton pouce, de la viande rôtie. A chaque mouvement de main, tu regarderas successivement l'Est, le Sud-Est et l'Ouest. »
Rafaranomby retourna au milieu des travailleurs, puis elle agita sa main droite, et les plats se remplirent de riz ; elle agita la gauche, les bols se remplirent de bouillon; elle agita le pouce, et on eut de la viande rôtie.
Andriambahoaka, les nobles et les travailleurs étaient dans l'étonnement le plus profond.
Rafaranomby commença à goûter les mets pour enlever toute espèce de soupçon ou de crainte, et chacun l'imita.
La stupéfaction des convives était grande, car ils n'avaient jamais vu chose pareille.
Quelques temps après, les deux autres femmes voulurent essayer d'imiter Rafaranomby qu'elles jalousaient parce qu'Andriambahoaka lui témoignait une affection qui grandissait tous les jours davantage.
Elles empruntèrent des travailleurs aux nobles du village, puis, après avoir préparé un peu de manioc cuit, comme l'avait fait Rafaranomby, elles ne s'occupèrent plus de rien.
Aux observations d'Andriambahoaka, elles répondaient que tout irait bien :
« Prenez garde, ajouta celui-ci; si vous ne réussissez pas comme votre compagne, quelle honte va rejaillir sur vous! »
Elles firent ensuite disposer les nattes, les plats et les bols ; et au moment où les travailleurs arrivaient, elles firent un signe de la main droite dans la direction de l'Est, ensuite avec la main gauche et le pouce.
Mais rien n'arriva, les plats restaient vides.
Les femmes, honteuses, ne savaient que faire.
Andriambahoaka leur reprocha leur présomption, puis il alla demander conseil à Rafaranomby en la priant de le sortir de la situation ridicule dans laquelle l'avait mis la sottise de ses deux autres femmes, car il fallait donner à manger aux travailleurs qui avaient faim.
Rafaranomby vint dans la salle du repas.
Elle fit un signe de la main droite, il arriva du riz non décortiqué, elle en fit un second de la main gauche, les bols se remplirent de bouillon de mauvaises herbes; enfin elle remua le pouce, et les plats se remplirent de viandes puantes.
Les travailleurs mangèrent quand même, parce qu'ils avaient faim ; mais ils ne prirent que très peu de nourriture et se retirèrent.
Le mari était honteux du repas qu'avaient offert ses deux femmes aux hommes qu'on leur avait prêtés.
A quelque temps de là, Rafaranomby manifesta l'intention de se baigner.
Son mari la conduisit à un étang :
« Je n'aime pas l'eau froide, dit la jeune femme; il faut qu'elle soit chaude ou au moins tiède pour que je puisse me baigner. Envoyez vos esclaves couper du bois à brûler, ajouta-t-elle. Chacun d'eux devra en apporter trois morceaux. »
Le mari accéda au désir de Rafaranomby.
Quand les bûcherons eurent apporté le bois nécessaire, on fit un bûcher au milieu de la cour et on y mit le feu.
Lorsque le bois flamba bien, Rafaranomby dit à son mari:
« Allons maintenant nous baigner. »
« Je vous suis, répondit celui-ci, car il craignait que le feu ne le brûlât. »
Dès que Rafaranomby toucha les tisons de son pied, ils se changèrent en eau limpide et transparente dans laquelle tous les gens du village se baignèrent.
Quelques jours après, les deux autres femmes d'Andriambahoaka lui demandèrent de les mener au bain.
Celui-ci les conduisit à l'étang :
« Envoyez vos esclaves chercher du bois, dirent les femmes ; et que chacun d'eux en apporte trois morceaux. »
Les travailleurs partirent pour la forêt, et à leur retour élevèrent un bûcher au milieu de la cour.
Quand le feu fut allumé, les deux femmes invitèrent leur mari à se baigner.
Andriambahoaka les suivit.
Mais lorsque elles mirent les pieds sur les tisons, elles furent brûlées et durent se retirer loin du feu.
Andriambahoaka était honteux de cette nouvelle sottise de ses femmes.
Il appela Rafaranomby à son secours.
Celle-ci se mit à marcher sur le feu qui se changea à l'instant en une eau bourbeuse dans laquelle personne n'osa se baigner.
Andriambahoaka, s'adressant alors aux gens du village, leur dit :
« Je vous annonce que je vais prononcer le divorce contre mes deux femmes, dont la sottise et les prétentions me rendent honteux. »
Rafaranomby resta donc la seule épouse de son mari.
Elle devint riche et heureuse par ce mariage, de pauvre et malheureuse qu'elle était auparavant.
De là ce proverbe :
Il en est des humains comme du riz cuit qu'on tire de la marmite : les grains qui étaient au fond viennent au dessus, et ceux du dessus tombent au fond.
(1) Le texte de ce conte m'a été dicté par un Antambahoaka de Mananjary.
(2) Les vols de sauterelles sont assez fréquents sur les deux côtes de Madagascar. Les indigènes, qui en sont très friands, les ramassent et les font sécher au soleil, après leur avoir
enlevé les ailes et les pattes.
(4) Ce passage, ainsi que plusieurs autres des contes suivants, est une affirmation de l'existence de la polygamie que quelques auteurs ont voulu nier. Les femmes d'un polygame sont divisées en trois catégories: la vady be (grande femme), la première femme; la vady kely (petite femme), la dernière femme épousée ; et la vady masay, les épouses d'un polygame à l'exclusion de la première et la dernière.
(3) Le nom. Rafaranomby est composé des mots : Ra, particule; fara, descendant, et omby, bœuf.
Contes populaires malgaches
Recueillis, traduits et annotés par
Gabriel FERRAND
Editeur : E. Leroux (Paris) 1893