Conte: Souhaitez la mort de son beau-frère

Publié le par Alain GYRE

 

Souhaitez la mort de votre beau-frère.

 

-          Toi, mon beau-frère, tu dois mourir. Je souhaite que la foudre tombe sur la tête ; que mille sagaies percent ton ventre et ta poitrine ; que des caïmans te happent…

-          Si je meurs, beau-frère, qui veillera sur ta sœur, qui élèvera tes neveux ?

-          Ça, beau-frère, ne t’en inquiète pas. Meurs vite, meurs dans les feux dévorants. Que les mouches viennent chanter sur ton cadavre. Quel bonheur, beau-frère, d’apprendre un jour qu’un taureau furieux se sera rué sur toi, que des cornes pointues t’auront percé le ventre, t’auront projeté dans l’air, t’auront dispersé les entrailles ; que des sabots t’auront piétiné et réduit en morceaux !

Ainsi se termina cette plaisanterie. Les deux beaux-frères en ont ri à gorge déployée.

Au fond de tout cela, il doit y avoir quelque chose,  pensai-je. Une coutume a toujours son origine. Je suis allé donc consulter un vieux paysan, un vieux qui marchait déjà à trois « pattes » - naturellement de ses deux pieds et de sa béquille. Je lui fis part de mes troubles et de l’incident dont je venais d’être le témoin.

-          Grand-père, lui demandai-je, toi qui connais beaucoup de choses , qui as vu beaucoup de choses, peux-tu me dire pourquoi les beaux-frères se souhaitent la mort l’un de l’autre ?

-          Ah ! répondit le vieillard, c’est là une histoire que vous autres jeunes gens de cette génération, vous ne pouvez plus comprendre. J’avais dix ans à ce moment. On n’avait encore jamais entendu parler ni des Français ni des canons. Dans ce pays…

-          Quel pays ? interrompis-je machinalement.

-          Ah ! écoute seulement, reprit le vieillard attendri, écoute seulement. Alors dans ce pays, notre roi vivait heureux avec sa reine si belle, avec sa fille si gentille. Les sujets, nombreux, chantaient chaque jour la louange de leur roi. La fille grandit et devait se marier. De nombreux prétendants – nobles et riches – se présentèrent, mais la fille, à qui son père et sa mère laissaient toute liberté de choix, répondait qu’elle ne tenait point aux conditions de fortune ou de rang social, mais qu’elle accepterait volontiers celui qui pourrait présenter ce qu’elle appelait « Une chose que ne possède pas mon père ».

Tous les devins des environs furent consultés par les jeunes gens en quête de cette « chose manquante » mais les imaginations les plus créatrices ne purent rien forger.

Dans un village voisin, une mère dont le mari venait de mourir, avait trois enfants âgés de vingt, dix huit et seize ans. La famille n’était pas très riche quoiqu’elle vécut bien. L’ainé dit : « Nous allons chercher aventure ». le hasard est un bien précieux, mais difficile à avoir. Dans une famille unie , il n’y a pas de discussion. Les frères répondirent : « Allons » et la mère ajouta « Allez-y (1), je serai heureuse de vous revoir un jour ».

Les trois frères préparèrent une pirogue et s’en allèrent vers un pays inconnu que notre langage actuel appelle « Outre-mer ». ils voyagèrent pendant trois mois et arrivèrent enfin dans une île habitée. Il y avait des colons dans cette île (2). Les trois frères vendirent les poissons qu’ils avaient capturés pendant la traversée et se constituèrent ainsi une petite réserve d’argent. Trois mois passèrent. Ils décidèrent de retourner dans leur village, car leur mère devait s’inquiéter de leur absence. Ils allaient acheter quelque chose. Ce serait le « Fandraramontsona » symbolique, signe traditionnel de reconnaissance (3). Ils entrèrent dans une boutique où un Indien ne vendait que des miroirs de toutes les dimensions, des grands, des moyens et des petits. Chose curieuse, les prix étaient les mêmes – sept cent cinquante francs chacun (4). C’est trop cher, insistèrent les trois garçons. L’Indien répondit : « Les avantages que vous en retirerez vaudront plus que cent mille francs ».

-          Que dites-vous ? demandèrent encore les jeunes gens.

-          Les avantages que vous en retirerez vaudront plus de cent mille francs (5), car si un jour, l’envie vous prend de contempler  votre village, vous n’aurez qu’à regarder dans votre miroir et vous y apercevrez même ce qui est caché sous les roches ». Là-dessus, l’Indien pour faire une démonstration, dispose le miroir, et voilà toutes les scènes du village qui se déroulent sous les yeux étonnés des trois frères. La vente est conclue et c’est l’ainé qui paye le prix.

Les trois frères entrèrent dans un deuxième magasin tenu, cette fois par un Arabe (6). Ils y trouvèrent des nattes en satrana (7)  de toutes les dimensions, valant chacune sept cent cinquante francs, sans que le prix pût être débattu. C’est un prix unique, déclara l’Arabe. N’hésitez pas, ajouta-t-il, car « les avantages que vous en retirerez vaudront plus que cinq mille francs ».si vous voulez aller dans un pays éloigné, vous n’aurez plus qu’à étaler  vos  nattes : vous vous asseyez dessus, chacun tenant un bord, et vous êtes transportés partout où vous vous dirigez. La vente fut conclu, et le frère de dix huit ans paya le prix.

Ils entrèrent dans un troisième magasin tenu par un Somalien. Dans cette boutique, il n’y avait que de l’eau de Cologne. Chaque flacon valait sept cent cinquante francs. Le Somalien déclara « Si quelqu’un meurt, débouchez le flacon, appliquez l’ouverture contre son cœur et le défunt ressuscitera ». le cadet de seize ans paya le prix.

Après ces divers achats, les trois frères revinrent à la maison.

Un certain samedi, dans l’après-midi, l’ainé s’amuse à installer son miroir devant ses deux frères. Toutes les scènes du village natal et du palais royal se déroulèrent devant eux : une foule nombreuse  et triste dans la cour :  des femmes en pleurs ; un corps étendu couvert de  linceul ; voici le roi contrit ; voilà la reine affligée ; les grands dignitaires s’affairent : la fille du roi était morte. Les trois frères le surent grâce au miroir que l’ainé avait acheté chez l’Indien. Il fallait partir. Ce fut la natte achetée chez l’Arabe par le frère de dix huit ans qui servit de moyen de locomotion. Les trois garçons arrivèrent au village. Ils savaient maintenant que la fille du roi était morte, la seule héritière du trône. Le cadet dit : « Puisque mon eau de Cologne peut sauver la fille du roi,  pourquoi n’allons-nous pas l’essayer ? »

-          Essayer quoi ? (8) s’exclama la mère.

-          J’ai acheté de l’eau de Cologne qui peut ressusciter un mort dit le cadet.

-          Pas de plaisanterie, répondit la mère. Le roi est méchant. Nous avons déjà plusieurs prétentieux qui déclaraient avoir des talismans miraculeux, qui ont fait des essais sur la petite reine, qui ont échoué lamentablement et qui furent tous décapités séance tenante sur les ordres du roi. Quant à toi, mon fils, ajouta-t-elle, au nom de nos ancêtres , garde-toi de jamais risquer ta tête, la mienne et celle de tes deux frères.

-          Non, répliqua le cadet : mon eau de Cologne réussira.

-          Nous répondons de son succès, ajoutèrent les deux autres frères.

 

La mère prévint le roi. Les trois frères furent reçus et introduits dans la chambre mortuaire. L’eau de Cologne fit son effet, la défunte fut ranimée au grand étonnement de toute l’assistance. Le roi et la reine dansèrent. Ils voulurent récompenser les trois frères, et la petite reine décida d’épouser celui qui l’avait sauvé. Mais qui l’avait sauvée ? les avis étaient partagés. Sans le miroir de l’aîné, le décès n’aurait pas été connu ; c’est donc grâce à cet aîné que la fille du roi a été sauvée prétendirent un grand nombre de conseillers. Sans la natte du puiné, qui aurait conduit les sauveurs ? demandèrent les amis du frère de dix huit ans. C’est l’eau de Cologne qui a ranimé la reine, soutinrent les partisans du « miracle final ». le roi ne sut plus que décider. Sept fois le conseil se réunit à huit clos.

            Le vieillard interrompit son récit.

-          Ah ! continuez, grand-père, continuez, je vous en prie, insistai-je.

-          Oh ! reprit le vieillard, moi je ne fis pas parti du conseil. Les délibérations ont duré longtemps, plus de trois ans. Je sus par la suite que le roi maria sa fille à un jeune planteur du village voisin, lequel, semblait-il, apportait un tubercule de manioc. Ce tubercule rentrait dans la catégorie des « choses » que ne possédait pas le roi.

-          Et qu’étaient devenus les trois frères ? interrompis-je, impatienté.

-          Le roi les a adoptés, reprit le vieillard. Ils devinrent ainsi les frères de la fille, se partagèrent les biens de la couronne. En étaient-ils heureux ? Je n’en sais rien. Toujours est-il qu’ils devinrent jaloux de leur beau-frère, car ils ne pouvaient épouser la nouvelle reine. Ils gardaient dans leur cœur contrit cette rage éternelle et ils souhaitaient la mort de leur beau-frère…

-          Ah ! m’écriai-je, je comprends maintenant, je comprends…

 

-          Le vieillard interrompit son récit, cligna de l’œil, me regarda fixement. Il reprit son bâton et, avant de me quitter, il tapa dans mes mains et me dit : « Sache, jeune homme, que le miracle n’est pas dans l’aventure, il est dans le tubercule de manioc ». Il ajouta :  « As-tu ton champ ? » - Non – Non ? Eh bien ! tu auras beau injurier ton beau-frère, tu ne seras jamais l’époux de la reine. Sur ce, il partit.

 

Pensif, je rejoignis mon village. Je me mis à cultiver mon champ. Je plantai un hectare, deux hectares, trois hectares. Je transportai mes tubercules par charrette, par camion. J’achetai une maison, deux maisons. On dit que j’étais riche, que j’étais heureux. Je pris une petite reine, une reine de mon cœur, et je disais toujours : « qu’ils périssent mes beaux-frères ! »(9)

 

 

(1)   Allez-y : A traduire dans son sens de « indao ary é ».

(2)   Il y avait des colons dans cette île : Il s’agissait certainement de l’île de Nossi-Bé, alors même que ce long parcours de trois mois sur mer laisserait croire à l’archipel des Comores.

(3)   Une remarque fort juste : « Le fandraramontsona », c’est du moins une marque de reconnaissance qu’un moyen d’apaisement ou de prévention de la colère. Après une absence non motivée du mari, celui-ci apporte quelques cadeaux à l’intention de sa femme (linge, eau de Cologne, chaussures, etc…) afin de se concilier ses faveurs. On sait que l’absence suspecte de l’époux détermine la bouderie de la femme, qui allonge ses lèvres, en signe d’un profond mécontentement. Le mari doit prévenir ce fâcheux comportement par un « Fandraramontsona » qui empêchera les lèvres de s’allonger.

Je reconnais que l’erreur du conteur est grave, mais j’ai reproduit fidèlement ce qui a été dit.

(4)   Sept cent cinquante francs chacun :On fait certainement allusion ici à vingt cinq journées de travail à trente francs. Les prix uniques rappellent probablement l’uniformité du taux de salaire, sans distinguer la force des bras de travailleurs. Il n’était pas question du degré d’instruction car tout le monde était illettré.

(5)   Plus que cent mille francs : On comprend très bien que la scène ne s’était pas passée dans l’Androna, car l’unité monétaire aurait été en bœufs

(6)   Un deuxième magasin tenu cette fois par un Arabe : Encore un fait qui prouve que l’histoire ne s’était pas passée dans l’Androna, car il aurait été question de Chinois ou de Hova. Il n’y a jamais eu de commerçants arabe dans l’Androna.

(7)   Ils y trouvèrent des nattes en satrana (en feuilles de lataniers) : La scène c’est bien passée dans le pays Sakalava.

(8)   Essayer quoi ? Les Tsimihety disent plutôt « ino lahaby e » ou « Hanino koa a ».

(9)   Et je dis toujours : « Qu’ils périssent mes beaux-frères : D’une, façon générale , les Malgaches n’aiment pas le jeune homme instruit ou le riche qui veut rejeter la coutume des ancêtres. Ce sentiment entrave parfois le progrès.

 

 

Contes et légendes de Madagascar

RABEARISON

Administrateur Civil

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