Takinga

TAKINGA (1)
(Antambahoaka)
Il y avait, dit-on, un homme et une femme qui avaient sept enfants.
Ceux-ci gardaient les bœufs aux champs.
La mère plaçait leur nourriture dans une des pièces de la maison, et ils venaient manger l'un après l'autre, en se remplaçant pour la garde des bœufs.
Chaque jour, lorsque l'heure du déjeuner arrivait, Takinga, l'aîné, partait le premier en disant à ses frères :
«Eh! vous ! je m'en vais. Surveillez bien mes bœufs. »
«Oui, répondaient les autres; mais ne reste pas longtemps, car nous avons faim aussi. »
En arrivant à la maison Takinga demanda à sa mère qui se trouvait dans la cour :
« Où est notre riz, mère ? »
« Là, dans cette pièce, répondit celle-ci ; mais mange seulement ta part. »
Takinga mangea son riz et reprit la route des champs après avoir prévenu sa mère qu'il s'en retournait. Dès qu'il a dépassé le village, il revient sur ses pas, rentre de nouveau chez-lui et redemande à manger à sa mère.
Celle-ci, ne se rappelant pas qu'il avait déjeuné, lui indique l'endroit où se trouvait le riz cuit.
Takinga mange une seconde part, sort de nouveau, puis revient une seconde fois :
« Où est mon riz, mère, dit-il?»
« Là, dans cette pièce, répond la mère sans remarquer à qui elle parlait. »
Takinga mange une troisième part et s'achemine enfin vers ses bœufs.
Ses frères allèrent successivement déjeuner, mais les deux derniers ne trouvèrent rien à manger. Ils s'en plaignirent à leur mère, qui d'abord refusa d'y croire, puis comprit bien vite que Takinga avait dû manger leur part.
Les deux plus jeunes enfants retournèrent à jeun garder leurs bœufs.
Ce fait se renouvelait souvent.
Un jour, le père apporta de la viande. Tous les enfants lui en demandèrent un morceau. Takinga au contraire réclama pour sa part la peau qu'il prétendait aimer beaucoup.
Lorsque les enfants firent rôtir leur viande l'aîné mit son morceau de peau à cuire sur la part des plus jeunes, et, quand elle fut cuite, il la retira du feu avec la viande qui se trouvait dessous. Les cadets n'ayant plus retrouvé leur part s'en plaignirent à leur père :
«Vous avez laissé votre viande trop longtemps sur le feu, dit Takinga en intervenant ; elle a été consumée. »
Les enfants se mirent à pleurer et durent rejoindre leur bœufs à jeun.
Le même fait se présentait chaque jour et Takinga commettait bien d'autres méfaits.
Le père et la mère ne savaient quel parti prendre pour corriger leur méchant fils et l'empêcher de nuire à ses frères. Ils pensèrent à le tuer; mais la chose était impossible, car on ne tue pas son enfant.
Ils résolurent enfin de le vendre à un étranger. Ils trouvèrent un acheteur qui le paya 40 piastres (2). (Takinga, qui était derrière la porte, vit le marché dont il était l'objet et l'endroit où on cachait les 40 piastres.)
L'affaire terminée l'acheteur demanda aux parents de lui montrer Takinga :
« Allez aux. champs, répondirent-ils et demandez à nos enfants lequel d'entre eux porte ce nom, »
Takinga, qui avait entendu cela, courut vers ses frères et leur dit :
« Si des étrangers Vous demandent votre nom, répondez-leur tous : je m'appelle Takinga. »
Ils promirent de faire cette réponse.
Quand l'acheteur arriva auprès des enfants et leur demanda lequel ' d'entre eux s'appelait Takinga, chacun répondit :
« C'est moi, Takinga. »
L'homme, étonné, retourna chez les parents et leur dit :
« Je n'ai pas pu reconnaître le fils que vous m'avez vendu. Vos enfants prétendent s'appeler tous Takinga. »
« Revenez demain, reprirent les parents, vous irez encore aux champs et vous prendrez celui de nos enfants qui aura un morceau de manioc attaché autour du cou; ce sera Takinga. »
Celui-ci partit, le lendemain, garder les bœufs, un morceau de manioc attacher autour du cou. Mais il savait pourquoi on l'avait ainsi marqué. Il arracha du manioc dans un champ et en suspendit un morceau au cou de chacun de ses frères.
L'acheteur arriva quelques instants après; et il vit avec stupéfaction que les sept enfants portaient la marque qui devaient lui indiquer Takinga.
Il retourna en avertir les parents qui en furent également surpris.
Un autre jour, les parents marquèrent Takinga aux lèvres, et l'acheteur le reconnut enfin et l'amena avec lui
Chemin faisant, notre drôle demanda à son nouveau maître la permission d'aller faire ses adieux à ses parents, en promettant de ne pas rester longtemps.
Celui-ci le laissa aller et Takinga courut à l'endroit où étaient cachées les 40 piastres qu'on avait comptées à son père. Il s'en empara sans être vu de personne et rejoignit ensuite son maître:
« Voulez-vous me laisser me racheter dit-il à celui-ci? (3),
« Oui répondit l'étranger ' ».
Takinga lui remit les 40 piastres et redevint libre.
Loin de retourner chez ses parents, il se mit à vagabonder d'ici de là.
Il vit, un jour, par hasard, le jardin de Trimobe (4), l'animal à figure humaine, qui était plein de bananes cuites. Takinga avait faim, et il en mangea.
Le monstre parut; mais le voleur lui échappa en se sauvant sur une pierre polie et glissante où Trimobe ne put le rejoindre.
Le lendemain, Takinga fut pris pendant qu'il dérobait des ananas :
« Que vas-tu me faire, demanda-t-il à Trimobe? »
« Je vais te manger, répondit l'ogre. »
« Si vous me tuez maintenant, reprit Takinga, ma chair aura une mauvaise odeur; laissez-moi passer encore quelques jours et mettez-moi en attendant dans cette corbeille. »
Trimobe l'enferma dans une corbeille et partit ensuite pour la chasse.
Takinga déchira son enveloppe et s'en alla au jardin des bananes.
L'ogre l'aperçut et essaya de le saisir; mais il ne put le suivre sur la pierre polie où s'était réfugié Takinga :
« Où te retrouverai-je demain, demanda Trimobe? »
« Au jardin des ananas, répondit Takinga. »
Mais il se garda de s'y rendre et resta dans les bananiers.
Trimobe ne le trouva donc pas au rendez-vous ; mais, le jour suivant, il le vit dans les ananas et le poursuivit sans l'atteindre, Takinga s'étant encore réfugié sur la pierre lisse :
« Où nous verrons-nous demain, demanda l'ogre? »
« Au jardin des ananas, dit Takinga. »
Trimobe alla au contraire dans les bananiers et l'attrapa :
« Que vas-tu faire de moi, dit Takinga? »
« Je vais te manger, répondit Trimobe. »
« Amenez- moi chez vous, ajouta Takinga ; mettez-moi dans un panier plein de pierres, que vous porterez sur votre tête. Chaque fois que vous m'appellerez, je jetterai une pierre et vous direz ensuite : la pierre tombe, Takinga est encore là. »
Trimobe accepta cette proposition, et on se mit en route.
Chemin faisant, Takinga jette une pierre; aussitôt Trimobe dit :
« la pierre tombe, Takinga est encore là. »
Et ils continuèrent ainsi jusqu'à la case de l'ogre.
Mais au moment de passer la porte, Takinga sauta du panier et s'enfuit. Trimobe croyant que c'était une pierre, dit : la pierre tombe, Takinga est encore là.
Arrivé dans sa case, il constata avec stupéfaction qu'il ne restait que des pierres dans le panier.
Le lendemain, Trimobe rattrapa Takinga dans les bananiers.
« Qu'allez-vous me faire, demanda ce dernier? »
« Je vais te manger, répondit l'ogre. As-tu encore quelque chose à me proposer? »
« Faites-moi cuire, dit Takinga. Faites bouillir de l'eau et conservez-moi dans une grande natte. Maintenant que ma mort est proche, je vais vous révéler quelque chose. Croyez-y, car on dit vrai au moment de la mort. Quant je serai cuit, je vais me dédoubler et vous trouverez deux hommes dans la marmite. »
Trimobe fut enchanté d'apprendre cela.
Il ordonna ensuite à ses deux enfants de coudre Takinga dans une natte et de le plonger ensuite dans l'eau dès qu'elle bouillirait.
Les enfants, après avoir fermé la porte de peur que le prisonnier ne s'échappât, s'apprêtaient à mettre Takinga dans la marmite lorsque celui-ci leur dit :
«Touchez l'eau pour voir si elle est suffisamment chaude. »
Au moment où les deux enfants se penchaient sur le bord de la marmite pour toucher l'eau, Takinga les saisissant par les pieds, les plongea dans l'eau bouillante.
Lorsqu'ils furent cuits, il alla prendre un bain dans un étang.
Sur ces entrefaites, arrive Trimobe.
Il avait vu Takinga se baignant; mais il l'avait pris pour un de ses enfants.
Il s'approcha du foyer et tira les deux corps de la marmite.
En mangeant il s'aperçut qu'il y avait quatre mains et quatre pieds.
C'est bien vrai ce que m'a dit Takinga, se disait-il en lui même; il s'est doublé en cuisant.
Son repas fini, il sortit et reconnut Takinga qui se baignait dans l'eau :
« Trimobe, demanda ce dernier, as-tu fini de manger tes enfants? »
L'ogre le poursuivit, mais s'arrêta devant la pierre lisse sur laquelle s'était réfugié Takinga.
Il regrettait d'avoir mangé ses enfants :
« Takinga, dit-il ensuite, aide-moi à monter sur la pierre, je ne te tuerai pas. »
Takinga lui lança une corde pour le faire monter; mais arrivé à mi-chemin, Trimobe l'ayant menacé il le laissa retomber en bas.
Trimobe le pria encore de l'aider à monter sur la pierre :
« Plantez des piquets pointus en terre, au bas de la pierre, dit Takinga, et je vous ferai monter. »
Trimobe obéit sans réfléchir, espérant manger Takinga quand il sera arrivé sur la pierre lisse.
Mais à mi-chemin, Takinga lâcha la corde, et l'ogre, tombant sur les pointes, se tua.
Takinga devint ainsi très riche, car il hérita de tous les biens de Trimobe.
(1) Le texte de ce conte m'a été dicté par un Antambahoaka de Mananjary.
(2) Deux cents francs.
(3) Un esclave ne peut se racheter qu'autant que, son maître y consent. .
(4) Monstre fabuleux à corps d'animal et figure d'homme qui ne pouvait pas se mouvoir sur une surface plane.
Contes populaires malgaches
Recueillis, traduits et annotés par
Gabriel FERRAND
Editeur : E. Leroux (Paris) 1893