Tana: une île dans l'île
Tana : une île dans l'île |
Jeudi, 18 Octobre 2012 |
Antananarivo signifie "La ville des Mille". Francisée en Tananarive durant ta colonisation, pour les intimes tu es seulement Tana. C'est ce que tu es devenue pour moi au fil des milliers de pas qui durant 10 mois m'entraînent à ta découverte et me confrontent à des sensations jusque là ignorées: tu portes bien ton nom, "la ville des mille"... mille sentiments et qualificatifs pour évoquer les mille façons de te voir, te ressentir, te vivre... Vivante Tana, si troublante, avec ces scènes du quotidien qui me font passer du rire aux larmes, de la tragédie à la comédie, comme ce jour où je manque d'assommer avec mes poubelles une personne se trouvant dans la benne avant qu'elle ne se rue dessus et en fouille avidement le contenu. Pauvreté et précarité, maîtres mots résonnant dans les rues de Tana, à l'image des vendeurs à la sauvette qui, voyant la police arriver, doivent s'enfuir cacher leur marchandise; ou les chauffeurs de taxi, conduisant vieilles Renault et 4L, véritables vestiges du passé colonial, et qui, pour économiser l'essence, coupent le moteur dans les descentes. Tana, si souvent oppressante et assaillante, avec ta folie urbaine, ta circulation infernale, ta pollution, ton monde, fourmilière en agitation dès le lever du jour. Je voudrais me dégager de cette foule omniprésente, mais j'ai l'impression qu'à chaque pas que je fais, la foule fait un pas avec moi, m'entraînant dans une danse endiablée. Je me fais alpaguer à tous les coins de rue par les vendeurs à la criée, klaxonner par les taxis, harceler par les hommes "tsss tsss" et leur ritournelle: "Bonjour Chérie-je t'aime Chérie" (mais je suis pas ta chérie, bordel !) - "Madame ou mademoiselle" ? (de quoi je me mêle ?) - "Tsara be ! T'es belle !". Je me prendrais presque pour une top model si ces mots ne me donnaient pas l'image d'être un objet sexuel. Tana anarchique, chaotique, sans loi mais loin d'être sans coeur. Parcourir ton labyrinthe de rues aux pentes abruptes, aux escaliers sans fin a le charme d'une balade poétique. T'étirant comme une toile d'araignée géante, envahissant collines, versants et marécages, tu te dessines en relief et te creuses en profondeur, donnant à chacun de tes quartiers une identité: les marchés débordants de vie tels les souks arabes; la ville haute pavée, petit havre de paix offrant un panorama grandiose; le quartier de Mahamasina conviant ses habitants à manger à la lueur des bougies des brochettes de zébu avec une sauce aux cacahuètes; "67 ha", melting-pot de toutes les ethnies de Madagascar où il fait bon déguster des spécialités de la côte; la terrasse du centre culturel français où un groupe de poètes urbains déclame ses slams en français et en malgache avec une énergie et une verve qui me transportent; le lac Anosy, ombragé par les jacarandas - l'arbre qui pleure- dont les fleurs violettes flamboient en saison tandis que les maisons blotties les unes contre les autres sur les collines environnantes brillent d'un jaune d'or à la lumière du soleil couchant. Autrefois appelée Analamanga, "la forêt bleue", du nom de la colline où tu fus fondée, tu t'étales sous les yeux en un véritable patchwork de couleurs et contrastes, tels les vêtements arc-en-ciel étendus au soleil par les lavandières. Les couleurs des ressources naturelles que ton pays porte en bannière s'ancrent dans le paysage: rouge, la terre, les briques de tes maisons; blanc, le riz qui, à l'heure du zakafy (repas), déborde des assiettes; vert, les rizières qui s'étendent en contrebas. Sans oublier ton or noir, la vanille qui distille son parfum dans les rues et envoûte les passants. Et ton peuple, aux nuances de couleurs de peau variées, révèle une population aux origines diverses: gens des Hautes Terres, majoritaires aux traits indonésiens, et côtiers, Noirs africains; vazaha (étrangers blancs) et zanatany (enfants du pays); karanes (Indiens) et Chinois. Je voudrais être un caméléon pour me fondre dans la masse. (…) 26 juin 2010, tu fêtes tes 50 ans d'Indépendance. Le temps d'une soirée, la magie des feux d'artifice qui explosent au-dessus de la foule, nous éclabousse d'un bonheur artificiel, voulant faire oublier une crise politique qui ne parvient pas à se dénouer et mine le développement. Peu importe, l'heure est à la fête; il faut célébrer ce jour du passé si glorieux. Demain est un autre jour. Mais ce soir, moi, je pense à ton avenir. Car si l'on admire ton charme pittoresque, tes pierres chargées de mémoire, je me demande ce que les nouvelles pierres posées vont dire de toi. Comme pour appuyer mes craintes, je lis que tu risques d'être le plus grand bidonville d'Afrique dans 10 ans. Tana, j'aimerais que tu me fasses une promesse, celle de croire en ton avenir et de devenir ! Clélia Gayot (libération.fr) |
La Gazette