Pourquoi on ne mange pas la tortue

Publié le par Alain GYRE

Traditions : Pourquoi on ne mange pas la tortue

 

 

 

 

À l’origine, la tortue était un animal normal, quatre pattes, un tronc, une tête, mais de la taille d’un dinosaure. Elle était un devin de grande renommée. Ses rêves prémonitoires lui montrèrent un jour des boules enflammées qui tombaient du ciel et des torrents démentiels qui inondaient la terre. Alors qu’elle ressassait ces visions pour les comprendre, le cataclysme arriva : un déluge de feu et d’eau. L’ingéniosité décuplée par la panique, elle attrapa un tronc d’arbre charrié par les torrents, fabriqua un bouclier qu’elle attacha sur son dos et une planche qu’elle accrocha sous son ventre pour flotter. C’est ainsi que seule la tortue échappa au premier déluge dont elle reste l’unique témoin vivant.

 

Quand le ciel et la terre s’apaisèrent, retenant les feux et retirant les eaux, la tortue se retrouva sur une île. Le bouclier et la planche restèrent à jamais collés à son corps et, en séchant, le bois se rétrécit, la réduisant petit à petit à la taille d’une tortue naine. Elle eut tout de même le temps d’enfanter cinq grands animaux qui s’implantèrent chacun sur un continent : le lion en Afrique, le taureau en Amérique, l’éléphant en Asie, la gazelle en Europe et le crocodile en Australie. Mais, des siècles plus tard, ils furent prévenus par mère tortue qu’un second déluge arrivait et tous les cinq furent redéposés par l’Arche de l’Ancien en Afrique, où ils restèrent.

Ce fut le souvenir de ces deux déluges traumatisants, auquel s’ajouta le poids des millénaires, qui alourdit la tortue et lui donnèrent ce dos rond et voûté. Pour avoir vu les siens et tous les êtres mourir lors du premier déluge, l’ancêtre était devenue d’une tristesse grande et inconsolable, et avait acquis une philosophie de la vie très spéciale : « rien ne sert de courir, on mourra de toute manière ». Elle cacha ses terribles souvenirs sous sa carapace, se contentant de pousser des « chuut » quand sa mémoire lui faisait revoir les catastrophes du passé. Un jour, elle se retira dans l’extrême Sud de l’île, région redoutée par les autres animaux car envahie d’épineux.

Et vint un jour où le Zaṅahare, le créateur, voulut récompenser la plus sage de ses créatures.

– Ce titre devrait revenir à la tortue, déclarèrent les cinq grands animaux d’Afrique.

– Non, fit le lémurien en s’interposant. Un esprit intelligent et sage ne peut pas loger dans un reptilien au corps voûté et à la démarche gourde, et qui rétracte la tête et les pattes sous sa carapace à la moindre alerte.

Le Créateur décida donc de mettre tous les animaux à l’épreuve et les réunit pour leur faire entendre son discours. « … Allez, rentrez chez vous maintenant, et ramenez-moi chacun quelque chose qui me prouve votre sagesse, conclut-il. Rendez-vous pour tous ici dans sept jours pour le jugement. »

La tortue, la dernière à pouvoir quitter les lieux, remit d’abord de l’ordre sur les lieux saccagés par ses concurrents inconscients, pressés de rentrer chez eux pour récupérer l’objet de sagesse. Elle trouva alors, sous un talus retourné qu’elle essayait de redresser, un petit caillou de la couleur de la terre. Elle le ramassa et le rangea sous sa carapace. Avant de partir, elle se tourna vers l’est, d’où s’élevait le soleil, et dans un geste de vénération, se redressant tant qu’elle put sur ses courtes pattes, elle adressa une prière de remerciement et d’adieu au Créateur. L’émotion créa une boule dans sa gorge. Elle toussa, se racla la gorge et recracha la boule : un petit caillou de la couleur des feuilles. Elle le ramassa et le rangea sous sa carapace. Sur le chemin du retour, elle vit un humain maltraiter un serpent qui n’avait ni mains pour griffer, ni pieds pour donner des coups. Elle poussa alors un « chhh » de colère terrible, amplifié par le vent, qui fit fuir l’enfant.

« Merci, fit le serpent dans un sifflement de soulagement. Tiens, prends la pierre précieuse accrochée à la pointe de ma queue, je n’ai rien d’autre à t’offrir en signe de reconnaissance. »

La tortue prit la pierre couleur de feu et la rangea sous sa carapace. Quelques heures après, elle tomba sur un garçon qui tentait de faire tomber craintivement une ruche.

« Laisse-moi faire et va te mettre à l’abri », lui proposat- elle.

La tortue attrapa une branche basse avec sa gueule, tira, secoua. La ruche finit par tomber et les abeilles se jetèrent sur le cueilleur. Les dards plurent sur sa carapace. La tortue se rangea, attendant que l’orage passât sur son dos. Ravi d’avoir trouvé à manger, le garçon lui donna en souvenir l’un des petits cailloux de son lance-pierre, couleur de cendre. Elle continua son bonhomme de chemin, et découvrit un ruisseau en train de pleurer : il ne pouvait franchir un obstacle pour poursuivre son cours. Elle sauta alors dans le petit lit, faisant ainsi déborder le ruisseau qui put passer par-dessus le bloc. En revenant sur la rive, la tortue tomba sur un caillou transparent comme de l’eau, qu’elle s’empressa de ramasser pour le ranger sous sa carapace. Elle continua à avancer et rencontra un oiseau et son oisillon, dans un nid tombé d’un arbre.

– Cela n’a pas l’air d’aller ? s’enquit-elle en voyant la mine éplorée de la mère.

– Mon enfant s’étouffe, il a avalé quelque chose de dur et je ne sais que faire.

La tortue saisit l’oisillon et lui donna une tape sur le dos. Le corps étranger fusa de sa gorge : un caillou couleur sang de zébu. La tortue le ramassa et le rangea sous sa carapace. Et elle reprit sa route. Un veau égaré vint à sa rencontre en meuglant de faim et de soif. Véritable sourcière, la tortue huma l’air, écouta les vibrations de la terre et fit signe au veau de la suivre.

Bientôt, ils atteignirent un petit lac qui fit le bonheur de l’assoiffé et de son sauveur. L’animal la remercia en lui offrant la pierre appelée « dent de veau » qui avait la couleur du ciel. Elle la prit et la rangea sous sa carapace.

La tortue allait reprendre sa marche quand elle se rendit compte qu’elle était à trois jours de la date donnée par le Créateur pour la cérémonie de remise de grâces au plus sage des animaux. La mort dans l’âme, honteuse de n’avoir rien à rapporter pour le concours, elle rebroussa chemin, curieuse de savoir qui serait le gagnant. Elle arriva juste à temps : le Créateur était en train de recevoir des mains des animaux divers objets fabriqués par eux : sculptures, peintures, vanneries, encens, orfèvrerie… Se présentant en dernier, la tortue, un bout de truffe pointant de sous sa carapace, craintive et déférente, se dandina un moment sur ses pattes courtes et chuchota : « O créateur de nos mains et de nos pieds, je n’ai rien à vous remettre, mais acceptez en signe d’offrande, je vous prie, ces petites pierres que j’ai récoltées sur mon chemin. »

Elle sort les sept cailloux que le séjour sous sa carapace avait polis et rendus brillants. Ravi et honoré, ayant lu dans les pierres les actes de sagesse de la tortue, le Créateur la bénit en ces termes :
« Sage tortue, tu seras la mémoire de la terre, le coffre qui contiendra le trésor des traditions. Ta descendance survivra à toute destruction. Les sept pierres que tu m’as rapportées serviront à soigner diverses maladies et sortilèges, et tu continueras à les porter, en ordre, sous ta carapace. L’homme qui cherche ma bénédiction ne mangera pas ta chair et toi, par ta présence à ses côtés, tu seras pour lui à la fois une protection et une purification. Va, que la terre te soit plane, et le ciel léger. »

C’est depuis ce jour que des petites bosses se dessinent sous la carapace de la tortue.

Un conte est un conte, je recueille l’eau à la source, et vous vous désaltérez.

 


Par Sylvia Mara
(article publié dans no comment magazine n°37 - Fevrier 2013 ©no comment éditions)

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