Conte: Grand-Monstre à sept langues et huit genoux Epouse la fille de Grand-Seigneur
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Grand-Monstre à sept langues et huit genoux
Epouse la fille de Grand-Seigneur
Dans un village vivait autrefois un Grand-Seigneur, avec sa femme. Il avait des enfants : la première, une fille, Grande-Première-Née, la deuxième, Puînée, et une troisième, toujours une fille, Cadette. Enfin, il avait eu un garçon, Petit-Benjamin. Et ce Petit-Benjamin, c’était l’Affreux-Ulcères-aux-Pieds.
Ils ont vécu tous ensemble dans le même village, jusqu’à ce qu’ils soient devenus grands. Ils sont restés là, sans jamais quitter leurs parents. Des jeunes gens venaient demander en mariage la Grande-Première-Née, mais jamais elle n’acceptait. Les jeunes gens se succédaient pour la demander, mais jamais elle n’acceptait. La nouvelle avait fini par se répandre. Et il y avait un Grand-Monstre de la forêt, un Grand-Monstre à Sept Langues et Huit Genoux. Il a appris la nouvelle, et il s’est dit :
- Je vais aller courtiser cette fille. Je vais faire tout mon possible pour l’avoir.
Le lendemain matin, il a dissimilé sa queue, se servant pour cela de son pantalon. Il a dissimulé sa queue dans son pantalon, et il a pris ses longues dents, et il les a dissimulés. Et puis il est parti.
De bien loin, il a vu la fille, qui lui souriait. Et il lui a dit ce qu’il avait à dire. Et la fille a accepté de partir avec lui. Il a fait sa demande aux parents. Et les parents de la fille ont accepté eux aussi. Ensuite il a déclaré à la mère de la femme :
- Nous allons partir dès aujourd’hui, parce que l’endroit où nous avons nos cultures est fort éloigné. (Mais c’était un ogre, et non un homme.)
- Bien sûr, dit le père de la fille, mais vous pouvez partir demain. C’est bien loin, et il vaut mieux que vous partiez demain matin. Restez dormir ici aujourd’hui, et vous partirez dès le matin.
Donc, ils ont passé la nuit sur place. Et ils sont partis le matin.
- Moi, dit Petit-Benjamin, je veux y aller aussi. (C’était lui, l’Affreux-Ulcères-aux-Pieds.)
- Oh non, maman, disent les autres, nous n’allons pas emmener ce malade avec ses affreux ulcères !
- Emmenez-le, disent les parents.
- Si, si, Ulcères-aux-Pieds, il faut que je parte.
- Non, non, répondent les autres, nous ne t’emmènerons pas.
- Emmenez-le, dit leur père.
Finalement, on l’a emmené. Ils sont partis, et ils ont marché, marché…, avant d’arriver au village de Grand-Monstre. Et on pouvait voir une grande demeure, qui ne ressemblait pas à une demeure de monstre, mais bien à une demeure d’hommes, fort propre, avec une multitude d’esclaves, et abondance d’oiseaux de basse-cour… tous volés. (Parce que ce Grand-Monstre, tout en habitant ce village, n’y restait guère : il allait faire des razzias dans la forêt, il allait attaquer des gens aux alentours. Et tout ce qu’il razziait, il le ramenait dans son village, pour en faire l’élevage.)
Ils étaient donc partis. Et une fois arrivés là-bas. Ils font leur entrée dans la maison.
- Entrez dans la maison, dit le monstre.
Tous entrent dans la maison. Et le monstre déclare :
- Moi, je travaille bien loin. par conséquent, vous resterez-là, vous pouvez tuer des poulets, dit-il, des oies en grand nombre, des bœufs, tout ce que vous désirez manger.
- Bon, disent les nouveaux venus.
- Mais moi, je ne resterai pas avec vous, parce que l’endroit où je travaille est bien loin.
Et en effet, le monstre part le matin…, et il ne revient pas avant minuit.
Et en réalité, il est allé informer tous ses congénères, tous les autres monstres - J’ai eu des humains ! Ils sont chez moi, mais attendez qu’ils engraissent, et ensuite nous pourrons les manger.
- Oui, répondent les autres monstres.
Tandis que les nouveaux venus dorment la nuit, le monstre vient, avec ses amis. Ils sont six. Et de loin, le mari commence déjà à appeler sa femme. (Et ce n’était pas un homme, mais un monstre.) Il appelle en chantant :
- Dort-elle ?
Dort-elle, la Grande-Première-Née, dort-elle ?
Et grande-Première-Née dormait : elle n’entend rien.
- Dort-elle ?
Dort-elle, la Puînée, dort-elle ?
Elle dort.
- Ah, elle dort ! Ils dorment tous, mangeons-les !
C’est ce que dit Grand6Monstre. Mais les autres monstres crient :
- Oui, elle est pour moi la Grande-Première-Née !
- Pour moi la Puînée !
- Pour moi, dit un autre, la Cadette !
- Pour moi Petit-Benjamin !
- Bon, attendez. Il faut appeler Petit-Benjamin, pour voir s’il dort.
- Oui, répondent les autres.
Ils appellent :
- Benjamin des Enfants de Grand-Seigneur,
Fils de Benjamine-aux-Troupeaux !
Dors-tu, oh dors-tu ?
- Je ne dors pas, beau-frère !
- Comment disent les monstres, cet imbécile ne dort toujours pas ?
- Je ne dors point, ô Beau-frère, point ne dors !
Marié à la genette, aux abords du sépulcre,
Si par aventure je dors, toujours je reste anxieux !
- Mais qu’est-ce qui t’empêche de dormir, beau-frère ?
- Comment, beau-frère, il y a tellement de moustiques que je ne peux pas dormir normalement !
Alors le monstre ouvre sa large gueule, et il engloutit tous les moustiques. Il n’en reste plus un seul.
Cette nuit-là ils ont continué à dormir. Le monstre est reparti. Petit-Benjamin n’avait encore rien révélé du monstre. Ils ont dormi jusqu’au lever du jour. Et le lendemain, le monstre s’est présenté, habillé de son pantalon, sa queue bien dissimulé, et il est entré dans la maison. Il était environ onze heures.
- Mon amie, dit le monstre à son épouse, la Grande-Première-Née, demain nous emmènerons petit beau-frère en promenade en forêt, pour nous baigner..
- Oui, dit Grande-Première-Née.
- Ah non, dit Petit-Benjamin (il connaissait les intentions du monstre)…, non, je ne veux pas y aller.
- Vas-y, dit sa sœur aînée, ton beau-frère t’invite au bain.
Finalement il a accepté d’y aller. Ils sont partis, ils sont partis, et les voilà arrivés. Mais en chemin, à peine à un kilomètre du village, ils avaient déjà sorti leurs queues ! Et ils avaient saisi leur beau-frère, le Petit-Ulcères-aux-Pieds, et ils l’avaient enlacé avec leurs queues recourbés, et soulevé en l’air. Ils tenaient le pauvre enfant avec leurs queues. Ils filaient en sifflant comme le vent, ils couraient, en tenant l’enfant avec leurs queues. Ils l’ont emmené au plus profond de la forêt, et arrivés là. Ils l’ont enfoncé dans un fourré de joncs coupants, ils l’ont enfoncé dedans.
- Chante beau-frère !
Voilà ce qu’ils lui disent. Ils sont tous prêts à le dévorer. Le garçon répond :
- Moi, je ne sais pas chanter. Commence toi-même à chanter !
C’est ce qu’Ulcères-aux-Pieds dit au monstre. Alors, le monstre commence :
- Eh Chanvre, eh Chanvre !
Lieu où il fait bon se cacher, eh Chanvre !
On n’y voit point le sud, on n’y voit point le nord, eh Chanvre !
- Chante beau-frère, à ton tour. Chante, beau-frère, puisque moi j’ai déjà chanté.
- Non, je ne sais pas chanter.
- Chante.
Ils le frappent avec leurs queues. Il en avait le corps tout meurtri. Alors il a commencé à chanter :
- Elle a … mais elle n’a pas,
Elle a … mais elle n’a pas, la grande sœur,
Elle a … mais elle n’a pas,
Elle a … un mari à la queue en couteau à tisser,
Elle a … un mari à la tête en battant de métier.
Elle a … , mais elle n’a pas, eh !
Les monstres se regardent. Ils se disent :
- Ah non, il parle de nous en énigmes, ce maudit !
Ils frappent de leurs queues Ulcères-aux-Pieds, qui en a le corps tout meurtri. Ils rentrent ensemble à la maison.
- Demain, disent-ils, nous irons encore nous baigner.
Pour traverser la forêt, les monstres l’enlacent encore de leurs queues recourbées, et le soulèvent en l’air bien haut, ils tiennent le pauvre enfant avec leurs queues. Ils filent en sifflant comme le vent, courant à grande vitesse. Eh, tout près du village, ils laissent l’enfant, et remettent leurs pantalons.
- Prends bien garde de ne rien dire, en arrivant là-bas, sinon c’est la mort !
- Oui, dit l’enfant.
Mais en arrivant là-bas, il avait le corps tout meurtri.
- Pourquoi est-ce que tu as du sang sur tout le corps, lui demandent ses sœurs ?
- Oh, c’est que nous sommes passés dans des épines rouges, des buissons d’épines rouges, dans des joncs coupants, dit-il. Les épines rouges m’ont écorché la peau…
Ils ont encore dormi cette nuit-là. Et pendant qu’ils dormaient, à minuit, voilà les monstres qui arrivent encore, amenant avec eux leurs amis. Frottements, et crissements, et grincements : de loin, on les entend déjà qui aiguisent les dents. Ils vont les dévorer, s’ils dorment.
Alors Grand-Monstre appela encore :
- Dort-elle ?
Dort-elle, la Grande-Première-Née, dort-elle ?
Silence. Elle dort.
- Dort-elle ?
Dort-elle, la Puînée, dort-elle ?
Silence. Ils se disent qu’elle dort.
- Dort-elle ?
Dort-elle, la Cadette, dort-elle ?
Ils se disent qu’elle dort.
- Elle est pour moi la Grande-Première-Née, dit le premier monstre.
- Oui, et pour moi la Puînée, dit un autre !
- Pour moi la Cadette, dit encore un autre !
- Et pour moi le Petit-Benjamin !
- Attendez ! Que je le mange, ce petit maudit.
- Et ce Petit-Ulcères-aux-Pieds, est-ce que ça va être « il dort, il dort », cette fois-ci ?
Voilà la question qu’ils se posent. Ils se remettent à appeler :
- Dort-il ?
Dort-il, le Petit-Benjamin, dort-il ?
- Je ne dors point, ô Beau-frère…
- Voilà, je l’avais bien dit, il ne dort pas, ce maudit, cette fois-ci !
- Mais qu’est-ce qui peut bien l’empêcher de dormir ?
- Je ne dors point, ô Beau-frère, point ne dors !
Marié à la genette, aux abords du sépulcre,
Si par aventure je dors, toujours je reste anxieux !
- Qu’est-ce qui t’empêche encore de dormir, petit ? Il n’y a plus de moustiques, nous avons chassé tous les moustiques de cet endroit, et toi, tu ne peux toujours pas dormir ? Alors, qu’est-ce qui t’empêche encore de dormir, beau-frère ?
- C’est toutes ces cannes à sucre que vous cultivez dans la cour. Le vent agite leurs feuilles, et ça fait un bruit de frottement, de frôlement, comme ça, et comme ça…
Ils n’ont pas attendu le matin ! Aussitôt toutes les cannes à sucre, ils les ont fauchées, abattues, massacrées. Les monstres ont massacré toutes les cannes à sucre.
- Attention, si tu ne dors pas encore demain…
- Oui, dit Ulcères-aux-Pieds.
Et les voilà repartis. En allés, les monstres. Et le lendemain il faisait grand jour quand ils sont revenus, tous, avec leurs pantalons, et leurs queues bien cachées. Une fois arrivés :
- Beau-frère, nous allons nous baigner ?
- Non, non ! Aujourd’hui je ne veux pas y aller, je ne suis pas en forme, beau-frère.
- Vas-y, lui disent ses sœurs, puisque ton beau-frère t’invite au bain !
Il y est allé encore. Ils n’avaient pas fait un kilomètre que déjà les longues queues étaient sorties, et qu’elles enlaçaient le pauvre enfant. Ils l’emmenaient sur leurs queues dressées :
- Allons chante, beau-frère !
Et eux, en réalité, ils ne voulaient pas aller au bain ; ils étaient déjà prêts à manger l’enfant !
- Allons, chante, beau-frère !
- Mais je ne sais pas chanter.
- Chante !
- Chante, toi d’abord, dit Ulcères-aux-Pieds au monstre.
Alors il a commencé à chanter :
‘ Eh Chanvre, eh Chanvre !
Lieu où il fait bon se cacher, eh Chanvre !
On n’y voit point le sud, on n’y voit point le nord, eh Chanvre !
Après cela il lui fallait répondre.
- Chante maintenant, disait le monstre !
- Mais je ne sais pas chanter, disait Petit-Benjamin.
- Chante !
De nouveau les coups de queues qui cinglent. A la fin il avait le corps tout ensanglanté.
Alors le garçon a commencé à chanter :
- Elle a … mais elle n’a pas.
Elle a … mais elle n’a pas la grande sœur,
Elle a … mais elle n’a pas
Elle a … un mari à la queue en couteau à tisser,
Elle a … un mari à la tête en battant de métier !
Elle a …, mais elle n’a, eh !
- Oh ! Il parle de nous en énigmes, ce maudit !
Ils le cinglent de leurs queues, au point que le pauvre enfant en reste évanoui. Alors ils lui versent de l’eau dessus pour le ranimer.
- En arrivant là-bas, prends bien garde de dire que nous ne sommes pas des hommes !
- Mais non, dit le petit.
On le remet debout, et on le resserre entre les queues. Les voilà partis là-bas. Une fois arrivés tout près, ils lâchent l’enfant, ils remettent leurs pantalons, et ils entrent dans la maison. Et le corps de l’enfant était encore tout couvert de sang ; ses sœurs aînées lui demandent :
- Qu’est-ce qui t’est arrivé ? Pourquoi es-tu couvert de sang, petit ?
- Oh, tu sais, mes ulcères me font souffrir de plus en plus. Partout où je passe il y a du sang, dit-il, ces endroits sont pleins de ronces rouges. Là où nous passons ce sont des buissons de ronces rouges, et de joncs tranchants, et ils ne prennent pas la peine de dégager le chemin pour y aller.
Le lendemain encore :
- Beau-frère, dans trois jours, nous irons encore nous baigner là-bas.
- C’est ça, disent-ils.
Et la nuit venue, les monstres partent. Jamais ils ne restaient longtemps dans le village,
c’est la forêt qui était leur vrai village.
Et le lendemain, en pleine nuit, à minuit, ils viennent encore une fois voir les réveiller :
- Dort-elle ?
Dort-elle, la Grande-Première-Née, dort-elle ?
Silence.
- Ah, elle dort !
- Dort-elle,
Dort-elle, la Puînée, dort-elle ?
Silence.
- Dort-elle ?
Dort-elle, la Cadette, dort-elle ?
Silence.
- Elles dorment, les gars ! Appelle donc un peu ce maudit. Savoir s’il s’est décidé à dormir, cette fois ? (Ils parlent de Petit-Benjamin.)
- Dort-il ?
Dort-il, le Petit-Benjamin, dort-il ?
-Je ne dors point…
- Voilà, je l’avais bien dit ! (Ce sont les monstres qui parlent.) Il ne dort pas, ce maudit. Et qu’est-ce qui peut bien encore l’empêcher de trouver le sommeil, ce maudit ?
- Je ne dors point, ô Beau-frère, point ne dors !
Marié à la genette, aux abords du sépulcre,
Si par aventure je dors, toujours je reste anxieux !
- Qu’est-ce qui t’empêche encore de dormir, petit ? Les moustiques, nous les avons engloutis, les cannes ne font plus de bruit, qu’est-ce qui t’empêche encore de dormir ?
- Oh, beau-frère, c’est ce grand barrage, ce grand barrage que vous avez fait, l’eau y coule en mugissant, elle bouillonne comme une cascade. Comment dormir à côté d’une eau pareille, beau-frère ?
Cette nuit même, ils ont bouché leur barrage, pour que les eaux ne passent plus par là. Le courant était dévié ailleurs, il ne dévalait plus vers la plaine. Et eux, ils étaient prêts à dévorer l’enfant. Dès qu’il dormirait, ils allaient le dévorer.
- Prends bien garde de ne pas dormir demain !
- Oui…
Ils sont partis. Et le lendemain, au réveil, de très bon matin, Ulcères-aux-Pieds a réveillé ses sœurs, qui dormaient encore :
- Hé, grandes sœurs ?
- Oui ?
- Vous savez, votre mari ce n’est pas un homme, c’est un monstre !
- Tu es fou, Où est-ce que tu as vu un monstre, Est-ce qu’un monstre nous donnerait de la nourriture comme ça ? Où est-ce que tu as vu un monstre ?
- Bon ! Attendez de les voir revenir, dit le garçon, je vais vous réveiller, et vous verrez si ce n’est pas un monstre ! Ne faites pas de sottises en vous réveillant, ne dites rien, je vous pincerai, dit-il, quand ce sera le soir
- D’accord !
Et la nuit, vers minuit, voilà les monstres qui reviennent. Ils sont là :
- Dort-elle, dort-elle…
De bien loin, ils appelaient déjà. Et aussitôt qu’ils ont commencé leur « dort-elle », le garçon s’est mis à pincer Grande-Première-Née.
- Dort-elle ?
Dort-elle, la Grande-Première-Née, dort-elle ?
- Ne dis rien, dit Petit-Benjamin.
- Elle dort, se disent les monstres.
Et on les entendait très nettement, qui disaient : « elle dort ». Grande-Première-Née tremblait de peur. Alors Petit-Benjamin a parlé :
‘ Attends !
Et il a pincé aussi la Puînée.
Le monstre appelle encore :
- Dort-elle ?
Dort-elle, la Puînée, dort-elle ?
Silence. Les monstres arrivent. Et le mari dit :
- Elles dorment. Aujourd’hui, c’est le dernier jour de leur vie. S’ils dorment tous nous allons les manger.
- Elle est pour moi la Grande-Première-Née, dit le premier des monstres !
- Pour moi la Puînée, dit un autre !
- Pour moi la Cadette, dit encore un autre !
- Et pour moi, dit le plus petit des monstres, le Petit-Benjamin !
- D’accord.
- Parle, Petit-Benjamin, disent les sœurs.
Il pince la Cadette.
Le monstre appelle :
- Dort-elle ?
Dort-elle, la Cadette, dort-elle ?
Silence encore.
- Elle dort, les gars, se disent les monstres !
- Ah, aujourd’hui enfin on va manger ! Si on n’arrive pas à les manger aujourd’hui, Dieu sait quel jour on y arriverait :
Ils appellent encore.
- Ce maudit, peut-être qu’il ne dort pas ? Lui, il ne veut jamais dormir. On se demande bien ce qui pourrait l’empêcher encore de dormir ?
- Oh oui, maintenant le barrage est arrêté, disent les autres, et il ne dormirait pas ?
- Benjamin de Grand-Seigneur,
Fils de Benjamine-aux-Troupeaux !
Dors-tu, oh dors-tu ?
- Je ne dors point…
- Quoi ? Qu’est-ce qui empêche encore ce maudit de dormir ? Pourquoi est-ce qu’il ne dort pas ?
- Je ne dors point, ô Beau-frère, point ne dors !
Marié à la genette, aux abords du sépulcre,
Si par aventure je dors, toujours je reste anxieux !
Aussitôt, leur Grande-Première-Née s’est mise à faire dessous elle ! Leur Grande-Aînée, elle crevait de peur d’être mangée par le monstre. Parce que, au moment où ils prononçaient le nom de Petit-Benjamin, ils n’étaient pas encore entrés dans la maison, mais ils étaient là devant, dehors ;
- Qu’est-ce qui t’empêche encore de dormir, petit ?
Les moustiques, nous les avons engloutis, les cannes, nous les avons toutes renversés, le barrage, nous l’avons reporté plus haut. Alors, qu’est-ce qui… ?
- Oh ! C’est le froid, beau-frère. Comment dormir avec un froid comme ça ? Je n’ai même pas de drap, dit-il, et le froid me tenaille, et encore je dors par terre comme ça.
La nuit même, ils sont allés chercher des couvertures, pas moins de huit, pour les lui donner.
- Prends bien garde de ne pas dormir demain !
- Oui…
Les ogres sont partis. Et au petit matin, dès le premier chant du coq, les enfants ont ramassé tous leurs bagages, et ils sont partis. Et ils emportaient une corbeille de riz blanc. (Ils s’en allaient à l’insu des monstres, parce que les monstres, dans la journée, ils n’étaient jamais là, ils restaient toujours dans la forêt.) Ils ont marché, marché, marché… Et, arrivés un peu plus loin, ils ont répandu du riz blanc sur leur chemin.
Et ils ont marché encore, et arrivés un peu plus loin, ils ont répandu encore du riz blanc sur leur chemin… Alors, le Grand-Monstre arrive au village, vers onze heures. Ils veulent entrer dans la maison, et appeler le nom du petit Ulcères-aux-Pieds pour l’emmener au bain. Ils regardent, mais personne ! Ils cherchent partout, mais personne ! Alors, ils se disent…
(Non, j’ai parlé trop vite, on n’en est pas encore là.)
Cette nuit-là, ils s’étaient, concertés :
- Dès le soir, nous allons prendre des troncs de bananiers, se disent-ils, et nous allons les mettre là, couverts avec des draps.
- Oui.
Et en effet ils avaient pris des troncs de bananiers, ou des troncs de songes-bâtards, qu’ils avaient bien découpés, et disposés sur les oreillers, pour qu’ils imitent bien des personnes.
Donc, ils étaient partis. Et ils avaient marché, marché… Et arrivés un peu plus loin, ils avaient répandu du riz blanc. Quand il fait nuit, voilà les monstres qui arrivent :
- Dort-elle ?
Dort-elle, la Grande-Première-Née, dort-elle ?
Silence.
- Ah ! Cette fois, ils dorment !
(Parce qu’ils ont amené tous leurs amis avec eux. Et cette fois, qu’ils donnent ou non, cette fois, ils sont décidés à les manger.)
- Ils dorment cette fois, je crois bien, se disent les monstres.
- Dort-elle ?
Dort-elle, la Puînée, dort-elle ?
Silence.
- Elle dort, disent-ils.
(Et tu peux entendre le crissement de leurs dents ; les ogres sont en train de les aiguiser.)
- Dort-elle ?
Dort-elle, la Cadette, dort-elle ?
- Elle dort, disent-ils.
- Et ce maudit, est-ce qu’il dort aujourd’hui ? (Ils parlent de Petit-Benjamin.) Celui-là, est-ce qu’il trouvera encore quelque chose pour l’empêcher de dormir aujourd’hui ?
- Dort-il ?
Dort-il, le Petit-Benjamin, dort-il ?
Silence.
- Il dort, les gars !
Ils ne prennent même pas la peine de chercher où était la porte ; de leurs mains ils éventrent le mur, et ils pénètrent en force dans la maison. Là chacun… , ils ne distinguent plus rien, ni personne, chacun se rue dedans. Ils se jettent soit sur un tronc de bananier, soit sur un tronc de songe-bâtard.
Mais le premier qui avait eu un tronc de bananier se plaint :
- Oh ! Il paraît que la mienne a un goût plutôt âcre.
- Oh ! Comment, âcre ? Alors qu’elle est si grasse ! Tu as dû tomber sur ce qui se mange pas, lui disent les autres monstres…
Ils ont mangé, mangé… Finalement ils jaillissent hors de la maison, l’estomac malade. Alors, ils s’aperçoivent que ce qu’ils ont mangé, c’était quoi ? Des troncs de bananiers et de songes-bâtards…
- Oh ! Ces maudits nous ont trompés, allons, poursuivons-les.
Deux d’entre eux se lancent à la poursuite des fugitifs. (…) Arrivés un peu plus loin, sur le chemin, au matin ils trouvent le riz blanc qu’ils avaient répandu.
- Hon ! Ça, les gars, une matière aussi précieuse, ils jettent ça par terre ! Les maudits. Ils ont jeté ça !
Alors, ils se sont mis d’abord à ramasser le riz. Avec leurs énormes griffes pointues, ils ont commencé à ramasser depuis le matin, et c’est seulement vers midi qu’ils ont réussi à ramasser ce petit peu de riz. Une fois le riz ramassé, ils sont revenus d’abord le porter à la maison, avant de reprendre leur poursuite. Ils l’ont rapporté à la maison, et ensuite seulement ils ont couru pour rejoindre les fugitifs. Et comme ça les monstres avançaient, mais toujours les enfants étaient devant eux…
Arrivés un peu plus loin, ils ont aperçu Grande-Première-Née, Puînée, Cadette, et Petit-Benjamin.
- Les voilà, dirent les ogres. C’est leur mort aujourd’hui !
Un peu plus loin, les fugitifs ont jeté encore du riz blanc. C’était Ulcères-aux-Pies qui s’en chargeait.
- Hon ! Ils sont prêts d’être atteints ces maudits, et ils recommencent à jeter notre bien ! Allons, il fut d’abord le ramasser !
Ils ont ramassé ce riz, d’abord. Ils l’ont ramassé, et ça leur a pris bien une heure de temps pour le ramasser. Et puis ils ont rapporté à la maison le riz qu’ils avaient ramassé, et c’est seulement après cela qu’ils ont pu recommencer leur poursuite.
Arrivés un peu plus loin, les trois enfants étaient montés sur un arbre. Comme ils étaient montés là-haut, voilà les monstres qui arrivent, revenant de rapporter leur riz à la maison. Et ils s’aperçoivent que les enfants ont chié partout comme ça autour de l’arbre…
- Ça c’est la crotte de ces maudits !
Que de la crotte. Ils se mettent à lécher partout la crotte des enfants. Et puis ils s’aperçoivent que les enfants sont au-dessus.
- Ils sont là, ces maudits !
Alors, l’un des monstres dit à son camarade :
- Retourne à la maison pour prendre une hache, pour abattre cet arbre.
L’autre répond :
- Non. je n’irai pas là-bas tout seul, parce que si jamais, avant que j’arrive, ils tombent de là-haut, c’est toi qui les auras, et tu ne me laisseras rien. Allons-y tous les deux, revenons ensemble à la maison.
Les deux monstres retournent encore à la maison. Et leur maison, elle était à une distance de vingt kilomètres au moins. Donc, ils retournent à la maison pour chercher leur hache. Et pendant qu’ils retournent à la maison, les trois sœurs s’en vont. Les voilà parties.
Et quand ils sont arrivés, avec leur hache, ils n’ont même pas levé la tête pour voir si elles étaient toujours dans l’arbre, non, ils se sont mis tout de suite à couper. Et une fois l’arbre tombé, personne dedans…
- Hon ! Ces maudits ne sont plus là !
L’un des monstres dit :
- Va donc rapporter cette hache à la maison.
-Non ! Non, reprit l’autre ! Pour que, après, tu les attrapes, et que tu les manges, sans rien me laisser. Allons-y tous les deux ensembles, pour retourner là-bas, et rapporter la hache.
Et c’est seulement après ça qu’ils sont revenus ensemble pour continuer la poursuite.
Arrivés un peu plus loin, il leur fallait traverser une rivière. Et comme ils avaient déjà traversé dans un sens, voilà un gros crocodile qui se présente sur l’autre rive. Il fallait une pirogue pour traverser à nouveau. Comme ils voulaient revenir à la maison, le crocodile les guettait. Et comme ils arrivaient de ce côté-ci, les autres, les êtres humains, étaient déjà passés sur l’autre rive ; les monstres ont bien essayé de passer dans l’eau, mais le crocodile a foncé sur eux, leur barrant le chemin.
L’un des ogres dit à l’autre :
- Va reprendre la hache nous allons fabriquer une pirogue pour pouvoir traverser.
- Ensemble tous les deux, oui, dit l’autre, parce que si tu les attrapes, tu les mangeras, et tu ne m’en donneras pas, tu mangeras tout à toi tout seul. Allons, retournons-y ensemble.
Et ils sont retournés ensemble à la maison pour prendre la hache. Au retour, ils se sont mis à couper un arbre, à le couper, et une fois l’arbre abattu, ils ont commencé à le creuser pour en faire une pirogue. Et pendant ce temps, les autres étaient arrivés chez leurs parents.
Les monstres étaient encore en train de creuser leur pirogue, que les trois filles racontaient déjà leur histoire à leurs parents :
- Hélas, celui-là, maman, et papa, ce n’était pas un homme, c’était un monstre, disent les filles.
- Voilà, dit leur père, vous ne vouliez pas emmener Petit-Benjamin, et sans lui où seriez-vous, ? Vous seriez mortes. Attendez, ils vont encore venir jusqu’ici pour vous poursuivre.
Et eux, ils travaillaient toujours, ils travaillaient à construire leur pirogue. Une fois la pirogue finie, ils l’ont mise à l’eau. Et l’un des ogres a dit :
- Va rapportez notre hache, sinon quelqu’un va nous la voler.
- Non, dit l’autre, allons-y ensemble.
Ils sont retournés encore à la maison remettre la hache. Et c’est seulement ensuite qu’ils ont pu recommencer leur poursuite.
Arrivés là-bas, ils s’embarquent dans leur pirogue, ils traversent, et puis, ils marchent… jusqu’à ce qu’ils arrivent au village de Grand-Seigneur. Ils avaient à nouveau caché leurs queues, ils avaient remis leurs pantalons, et leurs souliers, et ils n’avaient plus l’air d’être des monstres.
Les voilà qui arrivent :
- Nous voici !
- Entrez donc ;
Ils entrent.
- Quelles nouvelles apportez-vous ?
- Oh, tout est bien… mais nous avons suivi nos femmes, car elles sont parties sans nous prévenir. Nous, nous travaillons bien loin de notre village, et nous ne retournons au village qu’en fin de matinée et le soir, disent-ils. Notre travail est dur, et l’endroit où nous travaillons est très loin.
- C’est bien, leur dit-on. J’ai entendu ce que vous avez à dire. Quant à elles, elles se portent bien. Et puisque vous êtes venus au village, vous ne vous en retournez que demain. De cette façon, vous avez l’occasion de nous faire une plus longue visite.
- Oui, répondent les monstres.
Ensuite le beau-père leur a dit :
- Vous allez dormir ici. Nous allons vous chercher du feu pour la nuit.
- Oui, disent les monstres ;
C’était une maison isolée, pas vraiment une maison, qu’on leur avait réservée pour les faire dormir, une case avec un toit d’herbe à paillote.
Et on les a fait boire, beaucoup, vraiment beaucoup. C’était Grand-Seigneur qui régalait. Il y en avait déjà un qui était prêt à se trahir. Il n’arrivait déjà plus à cacher ses grandes dents ; et il disait :
- Nous ne sommes pas des per… !
Mais un autre monstre l’a fait taire, en faisant : chut…, chut… !
Alors, il s’set tu. Et on leur a offert encore de l’alcool. C’était Grand-Seigneur qui régalait.
- Ils ne sont pas encore assez soûls.
On leur en a donné encore plus. Alors l’un des monstres a dit :
- Nous ne sommes pas des perso… !
Aussitôt un autre l’a fait taire en faisant : chut…, chut !
- Tais-toi, ne dis rien. Ils finiront par nous reconnaître.
Ils entonnaient…
- Donnez-leur encore à boire, dit Grand-Seigneur, ils ne sont pas encore assez soûls.
Alors les queues ne se cachaient plus, elles sortaient de toute leur longueur ! et les grandes dents sortaient aussi ! A ce moment, l’autre monstre ne pouvait plus se retenir :
- Nous ne sommes pas des personnes !
Et dans le même instant, les dents sortaient, menaçantes, hors des gueules…
- C’est ici, beaux-frères, que vous dormirez aujourd’hui, et demain nous repartons ensemble.
- Oui, répondent les ogres.
On les avait logés dans une maison isolée, les monstres. Quand ils ont été là-dedans…
Tout le monde s’est mis à ramasser du petit bois, et on est allé acheter quatre bidons de pétrole, qu’on a déversés sur la maison. Les ogres demandent à Ulcères-aux-Pieds :
- Qu’est-ce que c’est que ça ?
-Ce n’est rien, beaux-frères, on est en train de mettre du D.D.T. pour éloigner les moustiques. Il y beaucoup de moustiques ici, beaux-frères.
- Ah, bien, merci, beau-frère, répondent les ogres.
Et tout le monde s’occupe à glisser du petit bois sous la maison.
- Qu’est-ce que c’est que ça, beau-frère ?
- Ce n’est rien, nous balayons un peu, la cour est un peu sale.
- Merci, beau-frère, disent les ogres.
Et pendant qu’ils dormaient, cette nuit-là, on a mis le feu à la maison. Tout de suite elle s’est embrasée. Le feu faisait des flammes furieuses.
- Ouh, eh, papa, criaient les ogres de l’intérieur de la maison. Hé, coutume de notre mère… Hé, coutume de notre père…
Ils crachaient, crachaient, sur les flammes pour essayer de les éteindre. Depuis quand des crachats peuvent-ils éteindre un incendie, Et ils donnaient de la queue, ils donnaient de la queue, pan, et pan§
- Hé, coutume de notre mère… Hé, coutume de notre père…
Ils donnaient dela queue, et ils donnaient du crachat… Le lendemain matin, on a retrouvé tous les monstres morts, avec leurs longues queues qui sortaient, leurs dents qui débordaient de leurs gueules. On les a enterrés.
Ensuite Grand-Seigneur a parlé à Petit-Benjamin. Et il a dit :
- Si vous n’aviez pas emmené Petit-Benjamin, ç’aurait été votre dernier jour. C’est moi qui avais insisté pour que vous emmeniez Petit-Benjamin. Sans cela vous seriez toutes mortes ;
Fulgence FANONY
Le tambour de l’ogre
Littérature orale Malgache
tome 2
L’Harmattan