Conte: Jomasoa
Jomasoa
Jadis, dans une contrée lointaine du Sud de la Grande île, du temps où les ogres étaient géants, vivait un peuple heureux. Dans cette contrée coulait paisiblement leLinta. Fleuvede vie, les jeunes filles y allaient pour chercher de l’eau, les femmes et les enfants y faisaient leurs lessives. C’était surtout le point d’eau pour le bétail, zébus, chèvres et moutons. Par ailleurs, Linta était le lieu de rendez-vous des jeunes. On y chantait, dansait, luttait et s’y amusait pendant les longues nuits de clair de lune.
Parmi ces jeunes gens, il y avait,comme dans les belles histoires, un jeune prince, il s’appelait Evelonandrojoma. Son nom signifie : celui qui est né le vendredi. Il était grand, svelte, avait le teint mat et des cheveux laineux ornaient son beau visage. Quand il marchait au milieu des zébus de son père, Emanjole roi du village, son port altier le distinguait des autres jeunes garçons de son âge. Il aimait rire et plaisanter et n’aimait pas que ses amis le considéraient en tant que prince. Il était humble et modeste. Son défaut ? Il était téméraire. Il chassait tous les jours dans la forêt épineuse loin du royaume de son père.
Mais il y avait aussi Jomasoa, son nom signifie : D’un vendredi généreux. Jeune fille aussi hardie que belle, fille de bouvier, elle connaissait de cœur chaque parcelle de pâturage, chaque sentier et aucune plante qui puisse survivre au grand sud ne lui était inconnue.
Un jour, accompagné de ses amis, Evelonandrojoma chassait cailles et pintades au bord du Linta, fleuve qui traversait son village. De l’autre côté de la rive, il aperçut une jeune fille faisant sa lessive. Il ne l’avait jamais vu auparavant. Elle avait un teint radieux et ses cheveux longs et ondulés arrivaient jusqu’à sa taille. Elle les a laissés sans attache puisqu’elle venait de prendre son bain dans la rivière comme faisaient tous les gens de la contrée.
Mais ce jour-là, Evelonandrojoma était ébloui par la beauté de la jeune fille. N’y tenant plus, il traversa le fleuve à la nage. Arrivé à l’autre berge, il se cachait derrière les roseaux pour ne pas effrayer la jeune fille qui chantait d’une voix doucereuse mais intense à vous étourdir tout en frottant son linge. Mais soudain, le chant mélodieux s’est arrêté.
- Qui est là ? sortez de votre cachette !
- Euh ! c’est moi, Evelonandrojoma. Pardon si je vous ai fait peur. Ce n’est pas mon intention.
- Ah, Evelonandrojoma, le prince du royaume voisin ?
- Oui, et vous, vous vous appelez comment ?
- Jomasoa.
- Bonjour, Jomasoa. Enchanté.
- Bonjour. Mais qu’est-ce que vous faites ici ?
- Je vous ai vue de l’autre côté de la rive et vous chantez si bien aussi…
- Ma voix porte aussi loin que ça ?
- Pas vraiment mais une fois arrivé tout près de vous…vous êtes …votre voix est captivante et vos yeux sont…
- Je vois, vous m’espionnez…
- Non, oui, pas vraiment, c’est que…
- Pas vraiment ?
- En fait, quand je vous ai aperçue, je voulais vous voir de plus près et voilà, j’ai nagé et me voici. Mon espoir n’est pas déçu. Vos yeux sont magnifiques. Ils rient…
- Ah bon ? vous n’avez pas peur des caïmans qui rôdent partout ?
- Et vous alors ? ne savez-vous pas que c’est surtout au bord de la rive que ces monstres guettent leurs proies ?
Ils éclatèrent de rire.
- Et maintenant que la glace est brisée, est-ce qu’on peut se tutoyer Jomasoa ?
- Si tu veux, c’est toi le prince. Moi, j’ai l’habitude de tutoyer les jeunes comme moi mais toi, ton éducation est tellement différente de la nôtre.
- Justement, tu habites où ?
- Tu veux savoir qui sont mes parents ?
- Si tu veux.
- Eh bien, mon père est bouvier de notre roi et je suis fille unique.
- Tu n’as pas de frères ?
- Si, j’ai trois grands frères. Les deux aident mon père et le dernier garde notre troupeau. Tu sais, tu feras mieux de partir parce que si l’on te voyait avec moi, tes parents vont se fâcher et surtout les sages de ton village ne vont pas rester les bras croisés sans vous faire payer cher tes actes…
- Mais qu’est-ce que je fais de mal ?
- Ah, tu fais semblant de ne rien savoir ou dans ta tribu ce n’est pas un tabou que les garçons lient amitié avec des filles des autres clans ? et de surcroit tu es prince et moi, je suis une simple fille de bouvier !
- Si, c’est interdit chez nous. d’ailleurs, il est de coutume d’offrir un zébu quand on transgresse les tabous. Mais…
- Mais ?
- Mais c’est plus fort que moi. Quand je t’ai aperçue, une force m’a poussé dans le fleuve et j’ai nagé sans penser à ça, sans regarder ni caïmans ni amis…
Ils riaient de bon cœur.
- Tu as raison, je vais rentrer mais j’espère que nous deviendrons amis en dépit de tout.
- Si tu le dis. D’ailleurs, en ce qui me concerne, je n’ai rien à craindre parce qu’au contraire c’est un honneur pour nous, les filles, de pouvoir bavarder avec un prince… et le tutoyer…
- Alors, on se dit à bientôt ?
- Au revoir prince !
Ils rirent encore et Evelonandrojoma repartit à la nage dans le Linta.
Six mois plus tard, Jomasoa et ses amies étaient au bord du Linta pour leurs lessives hebdomadaires. Jomasoa avait l’air triste et ses amies s’en inquiétèrent. D’habitude, Jomasoa riait, chantait, mais depuis quelques temps, elle n’était plus la même. Elle regardait toujours de l’autre côté de la rive.
Elle n’avait rien dit à ses amies de sa rencontre avec Evelonandrojoma de peur d’être leur risée. Les filles de son âge aimaient bien se moquer des autres, c’est bien connu, et donc, elle a gardé son secret.
Quand ses amies lui demandaient ce qui lui arrivait, elle répondait qu’elle était fatiguée parce qu’elle faisait tout à la maison depuis que sa mère était malade. Les filles l’avaient cru puisqu’en effet, la mère de Jomasoa avait attrapé depuis quelques semaines ce qu’on appelle aujourd’hui le paludisme.
Quand tout à coup, une des filles raconta ce qu’elle avait entendu au marché de zébus la veille.
- Vous connaissez le prince du royaume voisin ?
- Evelondrojoma ?
- Tu connais son nom Jomasoa ?
- Euh… oui, j’ai entendu parler de lui par mes frères. Parait-il qu’il est très courageux et aime beaucoup chasser dans les forêts d’épines, loin de chez lui.
- Justement, il s’est blessé au pied lors d’une partie de chasse. On dit qu’il a une mauvaise plaie. Une grosse épine s’est plantée dans son pied droit et cela fait six mois qu’il est gravement malade. Le roi et la reine ont fait venir tous les guérisseurs du nord, du sud, de l’est et de l’ouest. Même Ndrimo, l’ogre du pays lointain est parmi eux mais personne ne parvient à le guérir. Le pauvre, il souffre beaucoup et ne cesse de gémir. La reine, sa mère, ne dort plus depuis ces longs mois. Elle reste à son chevetjour et nuit. Elle se met en quatre pour s’occuper de son fils malade : elle tamponne avec un tissus imbibé d’eau de source son front brûlant de fièvre, lui donne à boire des tisanes, certes amères mais elle pense que cela fera disparaître les maux, lui donne à manger de la soupe de riz sucrée avec du miel…
- Mais, tu as dit que l’Ogre aussi est présent. Lui non plus, il n’a pas pu le guérir ?
- Non. Pourtant paraît-il qu’il a un don de guérisseur et qu’il a déjà fait preuve de son savoir à maintes reprises, et depuis des lustres.
- Et le roi, qu’est-ce qu’il fait ?
- Le roi ? il s’occupe des invités. Tous les jours, il fait tuer un zébu et fait cuire du riz.
- Du riz ? mais c’est un festin ! ce n’est ni du manioc ni du maïs ni des patates douces mais du riz ?
- Oui, du riz ! Un grand banquet si tu veux, puisque l’eau de vie aussi coule à flot pendant les repas.
- Donc c’est plutôt des réjouissances dehors, pendant que le pauvre prince souffre atrocement à l’intérieur du palais.
- C’est ça, en quelque sorte. Mais qu’est-ce que tu veux, il faut nourrir les gens qui viennent à ton secours.
- Oui, mais cela a quand même duré six mois et personne parmi ces sages, ces guérisseurs ni même cet ogre ne trouve le remède pour le prince ?
- Apparemment non.
- Je trouve qu’ils sont ou bien des charlatans ou bien des jaloux. Et donc ils veulent que le prince meure.
- Je ne sais pas. En tout cas, je ne fais que raconter ce que j’ai entendu au marché de zébus lui rétorqua jeune fille, surprise par la véhémence de son amie.
Des larmes coulaient sur le beau visage de Jomasoa. Elle comprenait maintenant la raison de l’absence d’Evelondrojoma. Et dire qu’elle apensé qu’il l’avait déjà oublié. Que ce prince était finalement comme ces jeunes hommes qui aimaient conquérir des cœurs partout où ils allaient, et qui se jouaient ensuite des sentiments des pauvres filles…
Bref, elle s’en voulait. Et d’un geste sec, elle écrasales larmes qui embrouillaient ses yeux. Sa décision fut prise : elle va guérir le prince. Mais comment ? Soudain, une idée lui vint en tête. Elle se disait : « pourquoi ne pas aller voir Ndrimo ? Mais c’était suicidaire. Il est reconnu mangeur d’homme. Mais qui ne tente rien n’a rien.»
Après avoir fini sa lessive, Jomasoa rentra chez elle et dit à sa mère qu’elle voudrait faire des provisions dans le village voisin et ne pourrait pas rentrer de sitôt. Elle n’attendit pas la réponse de sa mère et se précipitapour sortir de peur de rencontrer son père et ses frères. Ils ne lui auraient jamais permis de partir seule, où que ce soit, loin ou juste à côté… Une fois dehors, elle prit ses jambes à son cou.
La nuit tombait quand elle arriva enfin dans la forêt d’épines, au nord du fleuve Linta. Là, les cactus, appelés raketa par les gens du village, poussaient à profusion.
- Il faut que je m’arrête ici, se dit-elle. Heureusement que c’est la saison des fruits de raketa, je ne vais pas mourir de faim. Merci dame nature.
Jomasoa fabriqua un lit de fortune sur une touffe d’herbes sèches qu’elle aplatissait à l’aide de sa canne, puisque dans son pays, on se munissait d’une canne quand on voyageait. Elle s’affalait alors sur son matelas et regarda longuement les étoiles qui brillaient dans le soir.
- « Que c’est beau, murmura-t-elle. Dommage que je sois seule pour admirer ce ciel. Comment tu vas Evelonandrojoma ? Je ferai tout pour te guérir. J’affronterai Ndrimo. Je ne sais pas encore comment, mais ce qui est sûr c’est que cet ogre connaît ton remède. Il a déjà guéri tant de gens et tant de mauvaises plaies selon les dires de mon père. Mon père…, qu’est-ce qu’il a fait quand il a su que je suis partie toute seule ? C’est sûr qu’il est très en colère. Rien que d’y penser me donne la chair de poule. »
Jomasoa s’endormit après avoir croqué dans quelques fruits de cactus juteux et sucrés. Elle dormait à poings fermés et n’entendait plus, ni les hululements des hiboux ni les sifflements des serpents qui chassaient les rats des champs la nuit.
Pourtant, chez elle, dans la hutte familiale, le moindre bruit du dehors la réveillait en sursaut.
La pauvre était accablée d’émotions et de fatigue mais était bien résolue à accomplir sa quête.
Après trois jours de marches dans la forêt des épines, la jeune fille arriva enfin dans la forêt de baobab, demeure du Ndrimo.
Dans une clairière se dressait la cabane de l’ogre. Antsimbany, sa femme, était en train d’allumer un grand feu de bois sur lequel une grosse marmite en fonte remplie de viande de chèvre trônait un peu plus loin de leur cabane, sous un grand tamarinier.
Jomasoa se cacha derrière un buisson, pas trop loin de la femme de l’ogre. La jeune fille tremblait de tout son corps parce qu’elle avait peur. Elle avait entendu beaucoup d’histoires lugubres à propos de l’ogre. Ilgobait crus ou bouillis tout ce qui était à sa portée : homme, femme, enfant, zébu, chèvre, mouton, gibier, poulet.
Par contre, Jomasoa savait qu’Antsimbany était d’une gentillesse incomparable. On racontait qu’elle sauvait les enfants égarés dans les forêts pour que son mari ne les rencontre pas.
Antsimbany était grande et ronde à force de manger les restes de son mari qui revenait de la chasse avec tout un troupeau de gibier. D’ailleurs, l’ogre n’aimait pas quand sa femme ne terminait pas tout ce qu’il lui donnait. Il entrait dans une grosse colère quand la pauvre femme n’arrivait plus à avaler ne serait-ce qu’un petit morceau.
Antsimbany avait le teint clair, les cheveux grisonnants, lisses et très longs qui se balançaient dans son dos quand elle marchait. Elle ne les attachait pas. Sa silhouette rappelait celle des bonnes fées des autres histoires. Mais ses mains étaient étonnamment grandes.
Absorbée par ses pensées, Jomasoa ne remarquait pas que la femme de l’ogre s’approchait de sa cachette.
- Qui es-tu ?
- Je m’appelle Jomasoa.
- D’où viens-tu ?
- Je viens de très loin, dans la contrée sud du pays, du côté ouest de Linta, le grand fleuve.
- Quel bon vent t’amène par ici ? Ma foi, quel vent malicieux t’amène par ici ?
- Je viens chercher de l’aide. J’ai entendu dire que votre mari peut guérir les mauvaises plaies et…
- Qui est malade ?
- Evelonandrojoma, le prince du royaume voisin de notre contrée.
- Ah, le fils du bon roi Emanjo ? J’en ai entendu parler par mon mari.
- Ah bon, il sait que le jeune homme est malade ?
- Figure-toi qu’il fait le va-et-vient depuis six bonnes lunes.
- Et selon vous, votre mari peut ou non guérir le prince ?
- Je ne sais pas mon enfant mais nous le saurons quand il reviendra. D’ailleurs, il ne tardera pas à rentrer. Cela fait deux jours qu’il est parti.
Soudain, de grands bruits vinrent de la forêt lointaine. Des fracas de branches cassées et des bruits assommants. Comme ceux qu’on entend quand on pile du riz dans un mortier de bois, mais un mortier géant. Ce tumulte résonnait de partout.
Ndrimo faisait un grand vacarme quand il marchait et des tourbillons de vent balayaient tout sur son passage.
- C’est quoi cette rafale qu’on entend ?
- Quand on parle du loup…C’est mon mari. Viens, je vais te cacher. Dépêche-toi.
- Un loup et… votre mari ? Où allez-vous me cacher ? j’ai très peur.
- Mais non, juste mon mari. Viens, je vais t’enrouler dans cette natte. Tiens-toi tranquille et ne respire pas quand il entre. Il ne te verra pas si tu ne bouges pas. Je te mettrai au pied de son lit, comme ça il ne sentira pas ton odeur.
- Au pied de son lit ? mais c’est trop près de lui.
- Comme ça, tu entendras bien tout ce qu’il va dire. Je vais lui tirer les vers du nez.
- Pardon ? je n’ai pas compris. Il a des vers dans son nez ?
- C’est une manière de parler. je vais lui demander comment guérir le prince. Je vais beaucoup insister jusqu’à ce qu’il me crache le morceau. Ne t’en fais pas, j’ai l’habitude.
- Mais quels morceaux il va cracher ?
- Oh ma pauvre petite, t’es bien mignonne ! c’est encore une manière de parler. Je ne m’arrêterai que quand il me dira les remèdes du prince.
- Ah bon ? vous savez, vous avez une drôle façon de dire les choses, mais je vous aime déjà.
- Viens maintenant. Il est déjà tout près.
- J’ai peur.
- Fais un effort. Reprends-toi, tu trembles comme une feuille ! retiens ton souffle. Il arrive.
- Oh, j’ai peur.
- Chut…
Tout à coup, les bruits de pas et les tourbillons s’arrêtèrent. Un autre bruit sourd révéla aux deux femmes que Ndrimo était dans la cour. C’est l’ogre qui s’asseyait à grand bruit sous le grand tamarinier, à côté du grand feu de bois, où mijotait le rôti d’une chèvre entière, dans la grande marmite en fonte.
- Sikadretsy…sikadretsy…souffla-t-il pour signaler son présence.
- Antsimbany… tu es où ?
- Je suis là !
- Là où ça ?
La femme de l’ogre sortit de la cabane. Sourit et se précipita vers le grand feu où la grande marmite se dressait et juste à côté, s’affalait son mari. Une bonne odeur de viande de chèvre rôtie remplit l’air. L’ogre suivait des yeux les gestes de femme. Il était affamé. Il était fatigué. Il venait de faire des kilomètres. C’étaitfinalement très loin de chez lui ce palais royal où se trouvait le prince Evelonandrojoma qui était bien malade depuis six mois.
- Hum, ça sent bon. Dépêche-toi de me servir. J’ai une faim de loup.
Jomasoa qui tendait l’oreille tressaillit à ces mots mais parvint à ne pas bouger.
- Mais tu viens de manger comme quatre là-bas chez le roi Emanjo.
- Oh, ce roi ! il ne se rend pas compte que tous ces gens qui se disaient guérisseurs sont nuls.
- Et toi alors, tu l’es aussi.
- Quoi ? tu me traites de nul ? Tu ne me connais pas. Femme de peu de quoi.
- Ça ne se dit pas… Mais prouve-le alors. Qu’est-ce que tu attends pour guérir ce pauvre enfant ?
- Si je le fais maintenant, il n’y aura plus de festin chez le roi…Plus de riz… plus de rien… chez ce bon roi…comment tu l’as appelé ?
- Emanjo.
- Oui, le roi Emanjo. Mais je me demande où est-ce qu’elle est la reine.Moi, je ne la vois jamais cette bonne femme.
- Elle est au chevet de son fils malade, c’est sûr. Nous, les femmes, nous nous occupons de nos enfants comme laprunelle de nos yeux.
- Mon œil ! allez, sers-moi, j’ai faim.
L’ogre ne mangeait pas. Il avalait tout d’une seule fois à même la grande marmite en fonte. Pourtant, elle était brûlante.
Son repas terminé, Ndrimo rota si fort que Jomasoa, enroulée dans la natte au pied du lit de l’ogre, manqua de faillir. Elle tremblait de tout son corps de jeune fille. Elle transpirait beaucoup et malheur, avait envie d’éternuer. Elle retint son souffle et ne bougea plus, aidée par la pensée d’Evelonandrojoma à la merci de cet ogre odieux et gourmand.
Antsimbany, finit le morceau de gigot de chèvre rôti que son mari lui a tendu. Elle s’affairait autour du feu.
- J’ai sommeil, dit l’ogre à sa femme, pas toi ?
- Si.
- On entre ? pourquoi tu traines ta patte?
- Je cherche la grosse pierre que j’ai utilisée la dernière fois pour cogner sur ta tête.
- Ah tu vas me faire du pikou ? Tiens, fais-le avec cette pierre. Elle est assez grosse pas comme ce cailloux que tu cherches là. Cette pierre est parfaite, elle cogne bien.
Dès que le couple franchit leur porte, l’ogre rugit :
- Ce n’est pas mon odeur, ce n’est pas mon odeur.Et je connais bien la tienne, Antsimbany. C’est quoi cette odeur ? ce n’est pas mon odeur et je connais bien la tienne.
- Mais tu cherches la petite bête. Tu as encore sur tes habits l’odeur des gens de là-bas. Tu disais qu’il y a toujours du monde là-bas. C’est leur odeur qui te poursuit va. Allez viens, je vais te faire tes pikous.
Une fois allongé sur le grand lit, Ndrimo attendait avec impatience que sa femme cogne avec la grosse pierre sa tête. Ça lui faisait des gratouilles papouilles.
Au pied du lit, enroulée dans la natte, Jomasoa retenait avec grand peine sa respiration. Elle se crispait, tendait tous ses muscles pour ne plus trembler. Tout à coup, elle entendit un bruit bizarre. C’était le bruit de la grosse pierre qui cognait avec régularité le crâne de l’ogre.Puis, sa femme commença à parler avec douceur mais de façon à provoquer son mari.
- Dis Ndrimo, tu m’as dit tout à l’heure que tu n’es pas nul comme les autres guérisseurs des pays voisins. Est-ce que tu peux me prouver que …
- Je te dis que je ne suis pas nul comme eux.
- Prouve-le-moi. Cela fait six bonnes lunes que tu y vas…
- Chaque chose en son temps.
- Oui mais jusqu’à quand ?
- Quand je n’aurais plus envie de manger du riz, de me délecter leur viande succulente et toutes ces autres choses,que tu ne pourras jamais imaginer,qu’on nous sert là-bas.
- Tu es vraiment nul.
- Quoi ? répète un peu ce que tu viens de dire !
- Tu es vrai-ment nul, articula la femme de l’ogre, déterminée à connaître le secret de Nrimo. Nul…comme tous ces gens d’ailleurs!
- Attends, je ne suis pas nul. Je suis stratège… et je vais te dire comment je vais faire… Mais ne t’arrête pas, continue donc à gratouiller mon crâne.
- D’accord, mais dis-moi comment tu vas faire monsieur le stratège.
- C’est simple, quand je serai tellement rassasié que je n’aurai plus à manger de ma vie, je vais arracher sept cheveux de ma tête, sept poils de mes sourcils, de mes aisselles, de mon bas ventre et de mes jambes. Puis, je vais les griller ensemble sur le couvercle d’une marmite en fonte que l’on aura bien chauffé à blanc, ensuite je vais les écraser avec mes doigts et je les mettrai dans un bout de tissu blanc.
- C’est tout ?
- Non, ce n’est pas tout. je vais demander qu’on m’emmène un zébu et qu’on l’attache à l’ouest du portail du palais et puis un chien que l’on attachera à l’est.
- Mais ce n’est pas sorcier tout ça.
- Attends, je n’ai pas fini. Je vais ordonner que l’on donne un os au zébu et de l’herbe au chien en guise de leur repas. C’est assez sorcier pour toi ?
- Mais c’est le monde à l’envers. Tu divagues sûrement.
- Mais ne sois pas impatiente, je n’ai pas fini.
- Qu’est-ce que tu vas faire encore alors ?
- Pendant que le zébu mâche l’os et que le chien broute l’herbe, moi, j’irai auprès du prince et prendrai mes poils bien grillés et écrasés puis, je vais les mélanger avec de la graisse de zébu ensuite j’enduirai doucement le pied malade avec cettepommade tout en demandant à l’écharde de sortir.
- Comment ça demander à l’écharde de sortir.Tu divagues sûrement.
- Eh bien ouvre grand tes oreilles.
De sa grosse voix rauque, l’ogre entonna :
« Oh vous qui êtes au centre, sortez… vous qui êtes au milieu de ce pied, sortez ! » il s’étira de tous ses membres et faisait trembler leur cabane.
- Et voilà, le tour est joué. Tu vois, je ne suis pas nul comme ces charlatans. Laisse maintenant le stratège dormir. Tu m’as fatigué.
Dans sa cachette, Jomasoa pleurait de joie. Elle se disait : « voilà donc les vers du nez comme a dit Antsimbany. Mais comment faire pour arracher les poils dont il a parlé ? »
Une fois que l’ogre ronflait, sa femme prit soin d’arracher un à un les poils en prenant soin de cogner le haut du crâne à chaque poil obtenu. Ce n’était pas chose facile mais la femme courageuse réussit son exploit à force de gratouille papouille et de dextérité.
Dès que l’opération fut finie, Anjombany s’approcha doucement de la natte et la déroula lentement. Elle mit un doigt sur la bouche de Jomasoa et l’entraîna dehors. Un vent vif soufflait dans la cour, ce qui revigora les deux femmes.
- Tiens les poils de ce gros nigaud gourmand et prends-en bien soin. Il faut que tu fasses tout le reste une fois que tu seras chez ton prince. N’oublie rien de ce qu’a dit mon mari tout à l’heure. Va-t’en maintenant sinon tout va tomber à l’eau.
- C’est encore une manière de parler tomber dans l’eau ? j’ai compris ce que vous voulez dire mais une dernière chose, pourquoi vous avez dit « mon » prince ?
- Mais ça se sent à mille lieux. Tu es amoureuse de lui. sinon tu ne risquerais pas ta vie comme tu l’as fait. Tu t’es mesuréeà l’ogre, le fameux ogre mangeur d’homme mais un poil fanfaron…va maintenant et fais bien attention aux poils.
Ne m’oublie pas le jour de ton mariage ! Moi aussi, je veux être présente au banquet ! Au revoir et bonne route.
- A bientôt !
Jomasoa repartit vite, serrant fort dans sa besace les poils de l’ogre. Elle se répéta le long de sa route comment faire pour les poils, la drôle de manœuvre avec le chien et le zébu, l’appel de l’épine… Mais elle sourit aussi au souvenir d’Antsimbany et sa drôle de façon de s’exprimer. Son cœur chavira deux ou trois fois en repensant à ses derniers mots… amoureuse… mariage…mon prince…Elle se promit de penser à elle si tout ira bien. Mais pour y parvenir il fallait penser à tout, comment s’introduire dans le palais, comment ne pas se faire reconnaître… Mais jamais elle ne se sentit aussi prête et aussi sûre d’elle.
Trois jours plus tard au palais du roi Emanjo…
Une grande effervescence régnait dans la cour royale. Des sages, des guérisseurs de tous les royaumes de la grande île entraient et sortaient du palais. Ndrimo, l’ogre était présent. Il n’entrait pas dans le palais mais mangeait sous un grand tamarinier.Il avalait sans mâcher le « tsikelo », van de roseau tressé, rempli de riz et de viande de zébu. Il jetait un œil rieur du côté de ses adversaires, les guérisseurs.« Vous êtes nuls » murmura-t-il.
Soudain, un être bizarre se présenta au portail de la cour royale. C’était une personne couverte de boue noire de la tête aux pieds. Elle ne se tenait pas droit. Elle se courbait comme une vieille dame appuyée sur un bâton de bois.
- Qui êtes-vous ? s’enquit la garde du roi.
- Je ne suis personne, répondit l’être d’une voix fluette et enrouée. Je viens guérir le prince.
Entendant cela, le garde riait sous cape.
- Pourquoi vous riez ? demanda l’être boueux.
- Je ne ris pas, répondit-il soudain pris de panique. Il avait peur que cette chose bizarre ne lui jette un mauvais sort.
- Annoncez-moi au couple royal et faites vite.
Aussitôt, le garde courut en traversant la grande cour et entra précipitamment à l’intérieur du palais. C’était comme il avait un fantôme à ses trousses.
- O roi, il y a un être bizarre au portail. Il est couvert de boue noire et il n’a pas du tout l’air d’un guérisseur. Il est comme ces mendiants qui viennent ici demander l’aumône. Il insiste pour entrer. Il dit qu’il va guérir le prince.
Entendant cela, le roi se gratta la tête, fronça ses sourcils et passa ses mains sur son visage comme pour essuyer des sueurs invisibles ou chasser des pensées contradictoires. Pendant qu’il réfléchit, la reine, d’une voix ferme et décidée, ordonna au garde de faire entrer cet individu.
Aussitôt dit, aussitôt fait.
Quand l’être bizarre, le dos courbé, la tête et le corps bien cachés dans un grand sac en sisal couvert de boue noire traversa la cour royale, des rires, des moqueries fusaient de partout. Même Ndrimo, l’ogre arrêta de manger. Il regardait d’un air soucieux cette forme qui passait et entrait dans le palais.
Une fois arrivé dans la chambre du prince, l’être bizarre se dirigea tout droit au pied du lit du malade. Le roi s’écartait de là et alla vers la fenêtre. Mais il s’avisa et s’approcha de nouveau du lit de son fils. Il avait rencontré le regard perçant de la reine. Sa femme ne quittait point le chevet de leur fils depuis six mois déjà.
- « Le prince a besoin d’air pur et de rayons de soleil, dit Jomasoa de sa voix naturelle. »
Elle ne craignait pas qu’Evelondrojoma reconnaîtrait sa voix puisqu’il délirait de fièvre.Il gémissait et remuait sur son lit. Il ne reconnaissait personne.
- Majesté, il faudrait l’emmener dans la cour sous l’ombre du grand tamarinier, si vous le permettez.
- Mais il y a du monde dans la cour. En outre, on m’a dit que c’est l’ogre, il s’appelle Ndrimo, qui est toujours sous cet arbre.
- Mon cher, dit la reine, obéis à cette personne. Elle a raison. Depuis qu’Evelondrojoma est malade, il n’est plus sorti même pas une seconde. Il est temps qu’il guérisse. Nous avons déjà tout essayé. Tous ces sages et guérisseurs de tous les royaumes voisins ont pratiqué leur magie et je ne sais plus quoi. Appelle les gardes, s’il te plaît.
- Puisque tu le dis, on va le faire, tes désirs sont des ordres, ma chère.
Le roi fit venir douze jeunes hommes : six prenaient doucement le prince malade dans leurs bras vigoureux et les six autres transportaient le lourd lit en palissandre.
Tous les invités arrêtèrent de manger et de parler en voyant la procession : le roi, la reine, le lit, le prince et l’être bizarre. Un silence absolu régnait dans la cour. Les douze jeunes hommes déposèrent le lit et le prince dessus sous le grand tamarinier, juste à côté de Ndrimo. Le couple royal se tenait en haut du lit et la guérisseuse au pied. Le malade gémissait de plus belle. Il ne supportait aucun mouvement de son corps.
- Majesté, pourriez-vous demander d’attacher un zébu à l’ouest du portail et un chien à l’est ? s’enquit Jomasoa.
Donnez ensuite un os au zébu et de l’herbe au chien.
« Mais ce sont mes méthodes que cet être est en train de dire, s’étrangla l’ogre. Attends voir la suite. »
- Je voudrais un couvercle de marmite en fonte, continua-t-elle.
On se précipita d’exécuter les demandes de l’étrange l’individu enveloppé dans un sac en sisalet couvert de boue noire.
Une fois le couvercle de marmite en fonte arrivé, la guérisseuse la déposa sur le feu et attendit qu’elle vire au rouge vif. Elle y versa minutieusement les différents poils de Ndrimo tout en jetant des coups d’œil furtifs du côté de l’ogre.
Ce dernier roula ses gros yeux rouges et souffla très fort. La guérisseuse écrasa les poils brûlés et les mis dans une petite calebasse sèche qui contenait de la graisse de zébu.
Elle les mélangea avec un bout de bois. Elle prit délicatement le pied enflé et brûlant du prince. Ses yeux se remplissaient de larme en tenant ce pied malade. Elle commença à enduire doucement et tendrement le pied d’Evelondrojoma de ce remède miraculeux. Soudain, le prince cessa de gémir. Sa respiration devint régulière. Ndrimo remuait à sa place. Il observait bien les gestes lents mais sûrs de l’être bizarre. Ses yeux globuleux commencèrent à sortir de leurs orbites. Ses narines devinrent si grandes qu’on pourrait y introduirele manche d’un balai. Il respirait bruyamment. Tous les regards se tournaient vers lui. Il se leva.
- O vous qui êtes au centre, sortez de là, entonna doucementla guérisseuse. ô vous qui êtes au milieu, sortez de là, continua-t-elle d’une voix mélancolique et tendre.
Ndrimo comprit qu’on lui avait volé ses remèdes magiques. Fou de colère, il décida de quitter ce lieu. Mais voir la suite était plus fort que lui. Il resta encore.
Quelques instants plus tard, le prince s’endormit et tout à coup, de longues et grosses épines sortirent du milieu de son pied malade.
Ahuri, Ndrimo partit à grands pas très bruyants accompagnés de tourbillons.
Une grande effervescence se produisit sous le grand tamarinier. Les uns applaudissaient, les autres se poussaient pour voir de près les épines. On entendait des chuchotements : « Mais qui est donc cet être bizarre très sale ? »
Le couple royal s’approcha de la guérisseuse qui continuait à masser doucement la plaie avec son baume. Le prince dormait paisiblement.
- Qui êtes-vous ?demanda le roi.
- Oui, nous aimerions vous connaître puisque vous avez guéri notre fils, renchérit la reine.
- Je pourrais avoir de l’eau ? dit la guérisseuse.
- Apportez vite de l’eau, commanda la reine et aussi ma robe blanche.
Aussitôt dit, aussitôt fit.
Jomasoa se débarrassa du grand sac en sisal couvert de boue et se lava le visage, la tête et les bras. Des cris d’étonnements s’élevèrent de la foule attroupée. Le roi et la reine étaient éblouis par la beauté de la jeune fille souriante.
- Mais qui êtes-vous ? d’où venez-vous mon enfant ? s’enquît encore la reine.
- Je m’appelle Jomasoa et je viens d’une contrée lointaine au sud de Linta, la rivière qui sépare nos deux royaumes. Je suis la fille d’Ehobeny, le bouvier de notre roi Marenjaha.
Le couple royal se regarda puis le roi annonça d’une voix joyeuse et forte à tout le monde présent dans la cour royale:
- O chers invités, ô vous les sages des pays du nord, du sud, de l’ouest et de l’est, ô vous les guérisseurs, ô vous mon peuple, écoutez-moi, j’ai décidé que cette jeune fille, Jomasoasera la femme de mon fils, le prince Evelonandrojoma.
Mais son regard rencontra celui de Jomasoa, bien qu’elle regarda tendrement le prince, le roi y lut la détermination et le courage qui l’a amené jusqu’au chevet du prince. Il ajouta alors :
- Si elle le désire, bien sûr. Car elle a su guérir mon fils avec amour et tendresse et courage. Nous avons tous vu de nos propres yeux ce qu’elle a accompli.
Un tonnerre d’applaudissement termina l’allocution du roi.
Trois semaines plus tard, sous le grand tamarinier de la cour royale du roi Emanjo, Antsimbany, la femme de Ndrimo, mangeait, buvait et riait. L’ogre refusa de venir au mariage d’Evelonandrojoma et de Jomasoa.
Tsy taliliko fa talily Ntaolo. Toraheko izagny eo folo ambakamabake, terake raho folo amen’agnake.
Conte Mahafaly, recueilli par Rakotoasimbola Soary et Joey Aresoa. Illustrations Joey Aresoa.