Nouvelle: La malédiction de la femme stérile.
La malédiction de la femme stérile.
La Maison-froide fut achevée le dernier jour de la lune finissante d'Asorotane.
Ralambe et son fils Ralahy, après le départ des autres, demeurèrent accroupis devant la porte entrouverte, admirant la grandeur de l'œuvre accomplie.
Ils ne se lassaient pas de contempler la haute façade en pierres sèches, taillées sur une seule face, les images sculptées sur la dalle de fermeture, les deux colonnes pareilles à celles qui ornent les grandes maisons de prières des vazaha.
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Sur le ciel encore clair, ils voyaient se découper la Pierre-levée érigée de l'autre côté du tombeau.
Ils parlèrent des vivants, des morts et de ceux qui naîtraient dans les temps.
Leur conversation était gaie, parce qu'ils avaient fini la tâche imposée par les Ancêtres.
Ils riaient des difficultés vaincues, parce qu'elles étaient passées surtout ils se rappelaient avec joie la dure journée où les gens de la Race avaient trainé la Pierre-mâle.
« Quand consulteras-tu les Sorts, dit Ralahy, pour transporter ceux de l'autre tombeau? Les Ancêtres doivent être pressés d'entrer dans leur nouvelle maison. »
« Le jour n'est pas venu encore. Le riz est sur pied dans beaucoup de rizières, et on ne doit engranger la moisson des cadavres de la Race qu'après avoir amassé dans les silos tous les grains de la récolte. »
Il se tut un instant, puis reprit :
« Le riz de l'arrière saison commencera bientôt de germer dans la terre, mais dans notre race il ne pousse plus de rejetons. Que penseront les Ancêtres-procréateurs lorsqu'au jour de la translation de leurs restes, ils ne verront pas, autour du tombeau, de petits enfants portés sur le dos des mères? Quand un seul descendant remplace tous les ancêtres, c'est comme si un seul arbre tenait lieu de toute une forêt. Je suis triste, Ralahy ! Quels fils de mon fils viendront dans la Maison-froide visiter mon cadavre et l'envelopper d'un nouveau linceul rouge ?»
Ralahy ramena un pan de son lamba devant sa bouche pour ne point parler à l'encontre des désirs de son père. Mais un pli têtu barrait son front et l'image de Ranoro, à l'exclusion de toute autre, hantait sa pensée.
« Conduis dans ta case une femme dont tu auras éprouvé la fécondité, dit Ralambe. »
Il regardait son fils, attendant une réponse.
« C'est Ranoro que je veux prendre comme épouse. Elle est jeune pourquoi ne deviendrait-elle pas mère ? »
« Quand le riz, une première année, ne pousse pas dans une rizière, l'homme sage ne s'entête pas à l'ensemencer il l'abandonne et remue la terre plus loin. Si une brebis n'a pas de petits, on la tue pour la manger. Si un manguier ne produit pas de mangues, on le coupe pour brûler le bois. Lorsqu'une femme est stérile, on la répudie pour qu'elle vieillisse seule en sa maison. »
Ralahy n'osait plus contredire son père, dont la parole prenait une singulière autorité si près de la Maison-froide des Ancêtres, hantée déjà par leur esprit.
Il regardait, à travers la porte entrebâillée, l'ombre noire du tombeau où peut-être rôdaient les Ames.
Celles-ci n'exigeaient-elles pas la perpétuité de la Race, pour que les honneurs rituels fussent rendus éternellement ?
Ralambe reprit, comme inspiré :
« 0 mes Pères, qui avez creusé autour du Village le grand fossé rond, à l'époque lointaine du Seigneur-qui-n'a-pas-son-égal-parmi-Ies-autres-Seigneurs-puissants, vous vous êtes succédés si nombreux, que les noms de certains sont oubliés par leurs descendants, et les visages, usés par le temps jusqu'aux os, ne sont plus reconnaissables sous les linceuls rouges ! »
« 0 mes Pères, avec vos épouses libres, choisies dans les castes permises, vous avez perpétué la Race jusqu'à moi et jusqu'à celui-ci qui est mon fils Vous avez voulu que tous deux nous bâtissions pour vous une nouvelle Maison-froide. C'est parce que vous savez que l'ancienne, trop petite, ne pourra plus contenir nos descendants. Faites donc naître ceux-ci, et portez le germe de la Race dans le ventre d'une fille féconde, de beau corps, de caste licite . »
« 0 mes Pères, tous procréateurs depuis le premier Ancêtre vénérable, éteignez de la case de votre dernier fils la femme stérile, Ranoro, fille de Razaf ! Elle est pareille à la pintade sauvage, qui se lisse les plumes sans penser à sa postérité, et mon fils, en la regardant, oublie que la poule est faite pour couver des œufs dans la maison. Eloignez Ranoro votre ennemie ! Qu'elle quitte pour ne plus y revenir le Village-du-grand-fossé-rond ! Qu'elle oublie sa terre natale telle l'esclave, qui ne sait plus où est le tombeau de ces Ancêtres, et qu'on transporte, contre sa volonté, de pays en pays ! »
« Mais si elle persiste malgré moi à s'asseoir au Nord de mon foyer, à la place des mères, puisse-t-elle mourir par l'effet des Malédictions et des Sortilèges-puissants Et maudit soit, dans sa propre vie et dans celle de ses descendants, quiconque tentera d'écarter les Maléfices du corps de l'ensorcelée ! »
Le vieux, après avoir maudit la femme stérile, se leva, et sans un mot. sans un regard pour son fils, retourna vers le village.
Ralahy, atterré, songeait.
Il ne protestait plus, en son cœur, contre l'inéluctable volonté paternelle, s'effrayait d'avoir à la subir.
A son tour,. il prit le chemin, du village, réglant sa marche sur celle de son père, à une
portée de sagaie derrière lui.
Et tous deux s'en allaient doucement, comme une pirogue sans pagayeur, abandonnée au cours de l'eau.
C'était l'heure où les bœufs rentrent de la campagne. Les fumées bleues des feux de bois, filtrant à travers le chaume des cases, montaient dans l'air transparent. L'ombre allongée des vieux figuiers, annonciatrice de la nuit, pesait déjà sur le village; partout les hommes sous le jour se hâtaient pour regagner les abris et se reposer avant le repas du soir.
L'Imérinien regarda vers Tananarive. La joie du soleil rougeoyait encore sur la haute Ville-des-Rois. Il y associa l'image de Ranoro, soleil et joie de sa chair; mais, de même que l'Œil du jour allait disparaitre derrière les monts, de même la Femme-au-beau-corps, par 'effet des malédictions paternelles, sortirait de la vie. Sa tristesse augmentait, dans le déclin du jour.
En longeant le fossé profond pour gagner la porte de pierre du village, il passa tout près de sa case, s'étonna de ne point voir, comme d'habitude. à l'heure où les femmes font cuire le riz, la fumée bleue sortir du toit souffle visible qu'exhalent les foyers vivants. Sa case, dans la limpidité du jour finissant, lui apparut morte. Pour Ranoro, de nouveau, il eut peur.
Ralambe, avant de maudire la femme stérile avait peut-être employé contre elle une des amulettes redoutables héritées des aïeux.
Ralahy évoqua dans sa mémoire les Oudy forts qui font mourir. Quiconque possède la Liane-sèche, peut, en regardant un jeune arbre vert, le dessécher avec ses branches et ses feuilles, ou bien, en fixant un homme vigoureux, le tuer dans le temps qu'on met à cuire trois marmites de riz. Si on a le malheur de fouler le lieu où a été enfoui le Père-courbe, on meurt en vomissant son foie. Le Corbeau-qui-baille fait bailler sa victime, avec d'effroyables contractures, jusqu'à ce qu'elle soit un cadavre. Le Petit-pressé vous achève avant qu'ait le temps de revenir à la maison la femme qui va puiser l'eau de la source; ensuite le corps gonfle tellement qu'on ne peut plus le faire passer par la porte du tombeau. D'autres Choses-qui-font-mourir obéissent encore aux ordres des Divinateurs le Grand-vent-qui-tourne déracine les arbres, emporte les cases, écrase leurs habitants. La Grêle, hacheuse de riz, empoisonne aussi le souffle dans la poitrine des humains. L'éclair, lézardant les murs du Ciel, fait craquer les piliers de la case du Monde et frappe tous les êtres, comme une invisible sagaie. L'eau, vivante ou morte, l'eau des fleuves; des lacs ou des mares, recèle les Mangeurs-d'hommes, caïmans voraces, foules qui s'agrippent aux piroguiers maladroits, ondines dont la froide
étreinte endort la force des jeunes gens. Tout cela suit obscurément la volonté des Faiseurs-d'amulettes, et l es victimes désignées par ceux-qui-savent-les-jours n'échappent pas au Destin.
Or le vieux Ralambe dirigeait à son gré la puissance mystérieuse de l'idole Rabehaze, le Seigneur-au-nombreux butin puisqu'il avait maudit Ranoro, celle-ci devait mourir.
Des visions d'horreur hantèrent l'imagination de Ralahy. Il se représentait la jeune femme étendue sur le lit, les muscles raidis, les lèvres retroussées sur les dents blanches, la face contractée, verdâtre déjà comme un noyau de mangue.
IL hâta le pas, franchit l'étroite porte de pierre du village, se glissa comme un voleur vers sa case, par derrière, le long du fossé. Il tira le verrou, poussa l'huis la maison était vide.
Sur la haute planche fixée au mur, la corbeille couverte, où Ranoure rangeait ses vêtements, avait disparu. Elle était donc partie non pour un jour, mais comme un exilé qui, sans espoir de retour, noue dans un coin de son lamba un peu de terre prise au tombeau des Ancêtres.
Navré à la fois de son départ et content qu'elle ne fût pas morte, Ralahy s'accroupit sur l'escabeau, au pied du grand pilier central de la case. Il n'avait pas de colère. La malédiction paternelle devait s'accomplir. Il éprouvait seulement une sensation de vide, vide sa tête, vide son lit,
vide sa maison, morte la joie.
Quand Ranoro était-elle partie ? Où est-elle allée ? Il voulait savoir.
Il s'en fut à la case voisine, impénétrable de visage, feignit d'être informé.
« A quelle heure Ranoro est-elle partie ce matin? »
« A l'heure où l'envers des feuilles est déjà sec. »
« Elle portait sur la. tête sa grande corbeille couverte ? »
« Oui. Elle avait revêtu sa longue tunique blanche brodée, et son lamba de fine étoffe jaune. »
« Personne ne l'accompagnait? »
« Non. Elle était seule. »
« Elle est partie vers l'Est ? »
« Vers l'Est. Elle a pris le grand chemin qui mène à Tananarive. »
Il rentra dans la case désertée. Le nom de Tananarive réveillait sa jalousie, endormie un moment par le chagrin. Il se rappela le jour de la Pierre-mâle, Ranoro montant de la source avec le vase plein d'eau sur la tête, le long regard de !a jeune femme vers la Ville-aux-mille-villages. Elle préparait donc sa fuite, à moins que déjà la malédiction du père l'eût secrètement frappée.
Maintenant il savait. Il s'accroupit par terre, s'enveloppa complètement du lamba, comme aux jours froids de la saison sèche. Dans tout le village on entendait le martèlement sourd des pilons à riz frappant à grands coups dans les mortiers de bois.
Distrait un instant par ce bruit familier, il retomba dans sa tristesse il lui semblait qu'un troupeau de bœufs avait piétiné sa poitrine, l'empêchant de respirer.
Il revécut en pensée les temps de son amour, les rendez-vous dans les bois de manguiers, à l'époque où les parents de la jeune femme habitaient encore le Grand-fossé-rond, les soirs heureux dans les cases abandonnées du village.
Il avait toujours connu Ranoro. Enfants, ils jouaient ensemble devant la maison paternelle. Petits garçons et petites Elles, sur deux rangs, chantaient des chants alternés. Après le chant, tous les petits partaient en sautant comme des grenouilles celui qui cessait le premier s'en allait vaincu et honteux.
Devenue fille aux seins fermes, aux rondes épaules, Ranoro avait joué, avec les jeunes gens, aux jeux d'amour, et, parmi les femmes d'Ankadivoribe, Ralahy préférait, à cause de sa beauté, la petite amie d'enfance.
Puis des malheurs survinrent. Une année, les sauterelles dévorèrent les récoltes, l'eau se retira des canaux et des sources bien avant la saison sèche, une grande maladie se répandit de village en village, malgré les sacrifices aux Ancêtres-parfumés. La Reine résolut de parcourir le royaume pour chasser les fléaux auparavant elle donna l'ordre de préparer les chemins et d'exterminer les rats. Préparer les chemins, c'était les débarrasser d'herbes et de pierres, les élargir pour la suite royale; exterminer les rats, c'était rechercher, pour les punir de mort, les Faiseurs-de-maléfices.
Or le père de Ranoro, au Village-du-grand-fossé-rond, fut accusé d'avoir fabriqué des Ody-forts et suscité des destins funestes; des gens vinrent du Village-des-bœufs, témoignèrent contre lui; l'Assemblée décida qu'il boirait le tanguin, le poison d'épreuve il ne le rendit pas, mais son corps se tordit bientôt en des convulsions horribles. Quand il fut mort, on l'enterra, comme un lépreux, en un coin écarté, loin du tombeau des Ancêtres. Sa femme, avec ses enfants, quitta le village, pour habiter Tananarive. Seule Ranoro demeura dans la case de Ralahy et fit avec lui l'essai du mariage.
Or, depuis ces événements, les hommes blancs venus d'au delà les mers, montant à Tananarive, avaient chassé la Reine de sa terre, et la sœur aînée de Ranoro vivait avec un chef des Etrangers au teint clair, dans une vaste case en briques cuites, couverte de tuiles. Souvent, dans les derniers mois, Ranoro parlait de cette sœur, non sans quelque envie. Quelle jeune femme n'eût pas désiré les lambas de soie, les bijoux d'or fabriqués par les Indiens, les chaussures en peau de bœuf, comme en portaient les vainqueurs ? C'est pourquoi l'Imérinienne était partie, ce matin là, vers Tananarive.
Cependant la nuit s'avançait; l'heure approchait, où, hors des cases, on ne reconnaît plus un homme d'une femme, où on enlève les marmites de dessus les trépieds. Une faim obscure habitait les entrailles du jeune homme. Comme son foyer était éteint, il s'en fut vers la case de son père et de sa mère, où longtemps il avait été nourri. La flamme claire illuminait l'intérieur, brillait à travers les fentes de la porte. Les deux vieux vivaient avec plusieurs parents pauvres, et du dehors on entendait le murmure des conversations. Ralahy entra.
La maisonnée s'apprêtait à faire le repas du soir.
« Père ! sois content… La jeune fille stérile a quitté ma maison Tes paroles ont chassé Ranooro, elle est partie. »
« Maintenant mon foyer est éteint, et dans ma case aucune femme n'a pilé le riz. »
« Ici le riz est cuit, interrompit Ralambe. Reprends ta place au foyer. Ta case ne restera pas vide longtemps il ne manque pas de femmes au beau corps, sans défaut, sans reproche, pour remplacer la fille du Faiseur-de-sortilèges. »
Les autres s'écartèrent et Ralahy s'accroupit sans mot dire. Sa mère le regardait avec compassion, les autres femmes avec curiosité. Les hommes parlaient des menus faits du jour, de l'état des récoltes, du travail des champs. Par discrétion, personne ne fit aucune allusion à Ranoro. Elle semblait oubliée déjà, comme les gens morts depuis plus d'un an, et qu'on a retournés une fois dans le tombeau-des-Ancêtres. Pourtant Ralahy voulait savoir dans la case de quel homme Ranoro s'en était allée. Ensuite il serait plus tranquille pour reprendre sa vie.
Un matin, il partit pour Tananarive. A l'heure où le soleil est sur le faite des cases, il lit halte, non loin d'Ambohidratrime, pour manger du riz cuit dans une feuille de bananier, et, quand la force du jour commençait à décliner, il était tout près de la Ville-aux-mille-villages.
Jadis on y parvenait par d'étroites digues de rizières, souvent éboulées ou coupées par les eaux.
Maintenant les Etrangers au teint clair avaient construit une haute et large route, bordée de jeunes arbres apportés des pays d'au delà les mers elle allait tout droit vers Tananarive, coupant les rizières, franchissant les ruisseaux, éventrant les monticules de terre rouge. L'Imérinien se réjouit d'arriver plus vite à la Ville, mais s'étonna des pierres cassées, aux arêtes coupantes, mises tout exprès sur le milieu de la chaussée. Les Malgaches prennent soin d'enlever les cailloux sur les sentiers pourquoi les Blancs, si intelligents d'habitude, faisaient-ils juste le contraire? Il marchait donc sur l'extrême bord de la route, pour ménager
la plante de ses pieds.
Plusieurs Européens, en filanzane, le croisèrent. Il les saluait avec humilité, comme on s'inclinait jadis devant les gens d'une caste supérieure, et il attendait qu'ils fussent passés pour continuer son chemin. L'un d'eux lui répondit par un salut en langue étrangère Ralahy les trouva moins orgueilleux que les nobles Andrianes, au temps de la Reine. Certains de ceux-ci ne se faisaient-ils pas précéder, aux champs, de coureurs armés de bâtons ? Les Etrangers au teint blanc, plus clairs que les Andrianes, avaient presque tous l'air affable.
Seulement pourquoi étaient-ils venus troubler les castes et les coutumes dans le pays des Imériniens ?
S'il leur plaisait de venir dans le Village-du-grand-fossé-rond, de prendre les rizières, les bœufs, les femmes, que pourraient y faire les Hommes-sous-le-jour ? Déjà la taxe à payer par les mâles dans chaque famille avait été augmentée. Où s'arrêteraient les exigences des nouveaux maîtres? Il voyait, non sans inquiétude, les changements qui de loin apparaissaient déjà dans la ville terres remuées, marais comblés pour y bâtir des villages, grandes maisons à toits rouges, érigées sur des fondations de pierres, comme les Maisons-froides des Ancêtres. Il admirait secrètement ces Etrangers qu'il détestait, de préparer les cases des vivants, non en boue sèche pour une génération, mais en pierre pour durer autant que la Race.
C'était donc pour toujours qu'ils s'installaient dans le pays, et jamais les Andrianes royaux, dont les
Ancêtres divins protégeaient les Hommes-sous-le-ciel, ne rentreraient dans leur Palais du Règne-paisible, au sommet de la montagne où s'étendait jadis la Forêt-bleue?
Ralahy regrettait, sans savoir pourquoi, les descendants des Andrianes divins, il s'attristait aussi d'être seul, sur la grande route droite qui mène à Tananarive. Souvent il était venu, en compagnie de parents ou de gens du Grand-fossé-rond, pour vendre au marché des fruits, des nattes, des corbeilles la dernière fois il avait fait le chemin avec Ranoure et acheté pour elle, dans la boutique d'un Indien, ce même lamba de fine étoffe transparente, dont elle s'était parée, comme en un jour de fête, pour s'enfuir.
Des groupes d'Imériniens s'en allaient en flânant vers Tananarive travailleurs revenant
des rizières, les hommes avec la bêche sur l'épaule, les femmes ceintes de leurs lamba roulés, et les cheveux emprisonnés dans des étoffes sombres nouées aux tempes et retombant des deux côtés de la tête; marchands suivis de bourjanes porteurs des pacotilles aux deux extrémités d'un long bambou miliciens se promenant avec leurs femmes et s'avançant côte à côte. les doigts enlacés, contents d'être deux. De petits enfants, une baguette à la main, poussaient vers les cases des troupes d'oies ou de dindons; les bœufs, par des, retournaient aux parcs, et les petits des vaches gambadaient autour de leurs mères. Hommes et bêtes, dans la paix lumineuse du jour déclinant, goûtaient la douce Vie il semblait à Ralahy que lui seul était malheureux, parce que la femme au beau corps l'avait quitté.
Il se rendit droit à la case habitée par la mère de Ranoro, dans le quartier d'Ambanidie.
Les petites sœurs étaient là elles sautèrent de plaisir, en voyant leur grand ami Ralahy de suite elles lui dirent tout Ranoro, arrivée un soir, avait passé la nuit dans la case maternelle le lendemain Radzoale, la sœur aînée, était venue la prendre pour la conduire chez un ami de son vazaha, un chef à trois galons. Elles indiquèrent où se trouvait la maison, en haut d'Andohalo, tout près du palais du Premier Ministre c'est là que maintenant, riche et joyeuse, vivait Ranoro.
Par les chemins qui montent en haut de la montagne, le long des pentes couvertes de lilas de Perse, de jacarandas bleus, de cactus et de figuiers Malgaches, Ralahy partit, guidé par une des petites. On fut vite arrivé. La case, au milieu d'un jardin fleuri de jeunes daturas et d'hibiscus, était séparée de la rue par un mur très bas. A l'une des fenêtres, Ranoure, accoudée, regardait les passants. Elle portait une tunique de soie jaune brodée et un léger lamba d'une étoffe chatoyante. Les cheveux, au lieu d'être tressés en une multitude de petites nattes, s'élargissaient au dessus du front, et retombaient dans le dos en une torsade épaisse, selon la mode nouvelle des femme de Tananarive.
De lourds bracelets d'argent encerclaient ses poignets, et à l'un de ses doigts brillait une bague d'or, ornée de pierres. D'abord elle parut lointaine à Ralahy, comme si elle eût été d'une caste interdite. Leurs regards se croisèrent, renouant. entre eux un faible lien. D'un élan souple il franchit le petit mur, s'avança au bas de la fenêtre.
Ranoro ne laissa paraître aucune émotion. Il la salua de l'interpellation coutumière
« Comment vas-tu, Ranoro, eh ? »
« Tout à fait bien. Et toi, comment vas-tu ? »
« Je vais bien. »
Ne sachant que lui dire, il regardait ses poignets, encerclés d'argent, et la bague d'or à son doigt.
« Tu as de beaux ornements ? »
« De beaux ornements, oui. »
« Et une tunique de soie neuve, et beaucoup d'autres étoffes sans doute dans les corbeilles couvertes. »
Ranoro était fière et nullement embarrassée que son ami d'autrefois vît toutes ses belles choses.
Elle aurait voulu lui montrer aussi les bas de soie blanche et les souliers qu'elle avait mis pour la première fois, mais il eût fallu sortir de la chambre. et il n'était point convenable d'aller dans la rue converser avec un homme.
« Les vazaha, reprit-il, ont beaucoup de piastres enfermées dans leurs solides maisons. Pourtant tu soupires, Ranoro? »
« Je ne soupire pas, je baille. »
« Tu es distraite ? »
« Je ne suis pas distraite, je réfléchis. »
« Tu parais prête à pleurer ? »
« Je n'ai pas envie de pleurer des poussières sont entrées dans mes yeux. »
« Tu as l'air dolente ? »
« Je ne souffre pas je me suis enrhumée à l'air frais de la nuit. Mais toi, Ralahy, tu es pareil au malheureux contre qui le Faiseur-de-Sortilèges a suscité des sorts funestes. »
« Je ne suis ni malade, ni malheureux, j'aime qui m'aime, si elle ne change pas. Qui ne m'aime plus, j'en suis dégoûté. Quiconque change, je l'abandonne. Car l'amour réciproque est le seul bien. »
« L'amour, quand il se brise, est comme le fruit du voare l'aspect en est beau, mais à l'intérieur les fourmis le rongent. »
L'amour, tel que le ressent une femme, ressemble au riz de la première saison il satisfait d'abord l'appétit, mais il ne suffit pas pour passer l'année. L'amour qu'apportent les hommes est comme l'eau qui suinte d'un rocher vue de loin, elle brille, et, si on y puise, il n'y a pas de quoi se désaltérer.
L'eau qui suinte du rocher remplit pourtant les sources, et les sources qui jaillissent d'une montagne font une rivière.
Est-ce que les Sévabés, dans les fossés du village, ne répandent plus leurs grappes parfumées ? Est-ce que le coucou ne pousse plus sa plainte pour répondre aux soupirs des amants ?
Le village a-t-il rétréci ses limites pour que tu rappelles la femme qui t'a quitté?
Le Sévabé embaume l'ombre des fossés, le coucou répond aux soupirs des femmes, le village n'a pas changé de limites; mais l'amour est comme un enfant qui garde des bœufs il court après tout ce qui s'enfuit.
Ils se turent. Au bout d'un moment, Ranoro pour rompre le silence, demanda :
Il n'y a rien de neuf au Grand-fossé-rond ?
Rien de neuf que ton départ.
Tes parents se portent bien.
Ils se portent bien.
Qu'ont-ils dit lorsqu'ils ont su que j'étais partie ?
Mon père, parce que tu n'as jamais conçu, avait demandé aux Ancêtres que tu t'en ailles, et ma mère non plus ne t'aimait pas.
Et le riz de la deuxième saison, comment s'annonce-t-il ?
On le repiquera bientôt. Les rizières ensemencées sont toutes vertes, et tes Hommes-soue-le-jour, à grands coups de bêches, remuent ta terne ou la font piétiner par les bœufs.
De nouveau la conversation tomba. Ils n'avaient plus rien à se dire, et tous deux demeuraient immobiles, contemplant des souvenirs déjà lointains dans le vague de leur pensée.
Soudain un officier à trois galons d'or parut en filanzane au coin de la rue. Ralahy le trouva d'aspect plus dur et plus hautain qu'un Andriane. Sa barbe et ses cheveux avaient la même couleur que les poils d'un bœuf rouge et ses yeux bleus étaient pâles comme le ciel du matin pendant la saison froide.
Les quatre bourjanes accélérèrent leur allure en entrant dans la cour de la maison, et déposèrent l'Européen au pied des marches. La jeune femme, chastement enveloppée dans sa légère écharpe, lui souriait avec ingénuité. Mais lui, arrêté au seuil de la porte, regardait l'Imérinien d'un air soupçonneux et méchant. Ralahy, feignant l'indifférence, attendait.
Qu'est-ce que ce Malgache ? Que fait-il ici?
C'est un bourjane de mon pays. Il est de passage à Tananarive et me donne des nouvelles de mon village.
Elle ajouta, d'un ton détaché :
« Porte-toi bien, Ralahy, eh ! »
« Porte-toi bien, Ranoro, eh ! »
Puis elle quitta l'appui de la fenêtre pour aller, en esclave soumise, au devant du maître de son corps, et l'Imérinien, sans se retourner, s'en fut vers ses nouveaux destins.
La coutume des ancêtres
Charles RENEL (1866 – 1925)
Editeur P. Ollendorff (Paris) 1910-1925