Nouvelle: La mort et le résurrection de la Race
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La mort et le résurrection de la Race
Ils sont plus de trois mille à marcher sur Tananarive avec la folie du meurtre dans les yeux.
La grande vague humaine franchit les collines, traverse les villages incendiés, s'enfle au passage de tous les mâles restés dans les cases. Les vieux s'apeurent, les femmes se lamentent, les chiens hurlent au bord des chemins, voyant la foule.
Ils ont brûlé les temples et les églises sur leur route, tué des chrétiens indigènes, massacré deux missionnaires européens. Aucune résistance n'a brisé encore leur élan ils approchent de Fénouarive, et la vue de deux Cases-de-prières intactes allume la haine en leurs regards.
Dans la horde se confondent toutes les castes et tous les clans de l'Imerne : Andrianes au teint clair, fiers de conserver dans leurs veines une goutte de sang royal; Houves aux cheveux plats, aux yeux bridés, gardiens des antiques traditions et les Noirs, esclaves ou fils d'esclaves, crépus, aux faces bestiales, tentés par les butins immédiats. Presque tous, révoltés sans le savoir, ont quitté leurs cases pour ne pas les voir incendiées, parce que des hommes en armes sont venus, la torche aux mains, la menace aux dents. Beaucoup partirent à cause des prédictions des Annonciateurs-des-jours et des Possesseurs-de-talismans.
Leurs villages abandonnés, ils n'osent plus y revenir par crainte des représailles. Ne raconte-t-on pas le soir, aux veillées, que les Étrangers, en punition de l'incendie des Cases-de-prières, arrachent les yeux des hommes, ou leur coupent les mains, envoient les femmes et les enfants par-delà les mers, dans des pays sauvages, pour être vendus sur des marchés de chair humaine ?
En tête des rebelles, groupés par villages, marchent les prêtres d'Idoles, porteurs des talismans, et dans la horde sont représentés presque tous les clans des Six Provinces.
Les Zanadours, au teint bistre, aux cheveux crespelés, sont vêtus de lambas rayés de rouge et de noir. Leurs femmes sont habiles à tisser, dans l'ombre des cases, les suaires de soie pour les funérailles, et c'est l'impôt qu'ils fournissent tous les ans pour vêtir les cadavres royaux. Ils emportent avec eux le Bétâl, les sept dents de crocodile enchâssées dans une monture d'argent, amulette efficace contre les balles si on vise avec un fusil quiconque la possède, ou bien l'arme éclate, ou la balle devient liquide en frappant l'homme. Et ils ont une confiance aveugle dans la force de leur talisman.
Les Marcheurs-des-sentiers-pierreux, aux cheveux plats, aux yeux bridés, aux pommettes saillantes, s'enorgueillissent de descendre des nobles venus d'Andraïnarive entourée de trois fossés profonds; jadis ils avaient seuls le droit de circoncire dans toute l'Imerne et par ce privilège entassaient dans leur village des monceaux d'argent. Leur idole est Randriamitétivâte, le Coupeur-de-pierres, inclus dans un coffret en bois hâsine, orné d'argent. Ce Sampy pouvait faire éclater la foudre dans un ciel serein, et éteignait, par sa seule présence, tous les incendies.
Les Manendes, vieux autochtones jadis asservis par les rois, venaient de la Forêt-du-Nord ; habitants du Village-de-la-Bête, ils avaient comme charge ancienne de fournir au Souverain le miel d'abeilles vivantes, et d'apporter au Palais-du-règne-tranquille les prémices de leurs récoltes. Ils marchaient sous la protection de Ratsimahalâh, bois noir d'une coudée de haut, à forme humaine, et vêtu de rouge. Avant de partir en guerre, les Manendes lui sacrifient trois victimes un taureau gris de deux ans, un bélier noir avec une tache blanche sur la tête et un coq rouge à haute crête.
Car il a le pouvoir de décourager les ennemis et de leur faire préférer la fuite à la bataille.
Les Faucons, de pure race Imérinienne, installés par les Rois au cœur du Pays, regrettaient leurs privilèges; parmi eux furent longtemps choisis les gardes du corps sacré des Souverains, et ils fondaient sur les ennemis, comme le faucon se précipite sur les passereaux. En tête de leur troupe marche un prêtre vêtu d'un lamba noir et portant au bout d'une hampe de bois dur le Sampy Tsimatahoudâh, Celui-qui-n'a-pas-peur-des-hommes, l'image sacrée, couverte de perles et d'ornements d'argent en forme de hache et de bœuf, se termine par une corne noire sculptée qu'on dirige contre l'ennemi elle détourne les balles, émousse les sagaies, brise l'élan des assauts. Chaque homme du clan, avant le départ, s'était oint les mains et la tête avec la graisse et le sang du bœuf offert en sacrifice à l'Idole.
Les Antahirouks se distinguaient par leur nez étroit et busqué, leurs lèvres minces, leur visage ovale, leurs cheveux presque crépus. Jamais ils ne mêlent leur sang avec des femmes d'autres races, car ils se vantent d'avoir pour ancêtres les Vazimbes vénérés, premiers maîtres de la terre Imérinienne, ensevelis dans les très anciens tombeaux de pierre, sur la crête des montagnes. Ils sont conduits au combat par l'Idole Randriamandrésiarive, le Seigneur-qui-triomphe-de-mille, et que n'effraient point les Vazahas.
Les Hcmmes-rouges, de l'Est et de l'Ouest, comprenaient deux clans de mille feux; ils avaient été légués aux Rois Imériniens par la vieille aïeule Raboude, souveraine de la Terre-Sanglante, et on les disait fils du sol, à cause de la teinte de leur peau. Leur Sampy est Raféhiléfoune, l'Assembleur-de-sagaies, fait-le morceaux de bois taillés en pointe, liés avec des perles blanches, des ergots de coq et des serres de faucon érigé au bout d'une canne d'argent, et dominant la mêlée, il réunit en un faisceau inoffensif les sagaies lancées par les ennemis, au lieu de laisser frapper çà et là les Hommes-rouges.
Les Boucliers-ronds, riverains de la Sisaône, sont habiles à lancer la sagaie; les autres Imériniens se moquent d'eux parce qu'ils se laissent mener par les femmes, qu'ils repiquent eux-mêmes leurs rizières et vont déterrer les patates dans les champs. Ils se glorifient de la force invincible de Rakélimabatandrine, le Petit-capable-de-vigilance une femme non mariée le porte en avant des soldats; elle élève en l'air une étoffe rouge pour commander l'attaque, et l'abaisse pour la retraite.
Les Descendants-du-Seigneur-Œil-du jour, habitants des villages salubres de l'Ouest, s'enorgueillissent de Rabétambe, le Multiplicateur-des-obstacles ce Sampy fameux, en bois sculpté, a la forme humaine il prévient de l'arrivée des ennemis par un sourd grondement qui semble sortir de terre; et, si on le présente avec les deux mains tendues aux adversaires, il les frappe de stupeur ou de folie, ou encore il suscite un orage qui les disperse.
Les Sauterelles-blanches, race à la peau claire, se sont répandus comme une nuée de criquets depuis les bords de la rivière du Bœuf-blanc jusqu'aux marais du lac Itâsse. Chacun d'eux porte à la ceinture, dans un bout de corne arraché à un taureau vivant, une émanation de Randrianafanare, l'Ecarteur, qui fait dévier les balles des ennemis.
Les Hommes-noirs, à la chevelure laineuse, à la face bestiale, descendent de trente couples d'esclaves. Aux temps où vivaient les plus lointains ancêtres des gens d'aujourd'hui, leur Souveraine était Madame-la-Lune, faiseuse de Sortilèges redoutables elle mourait chaque jour pour ressusciter chaque nuit; et elle libéra ses esclaves, parce qu'ils lui apportaient beaucoup de crabes, dont elle était friande. Ceux-là s'avancent, confiants dans la protection de leur Sampy Rafantak. Tous, avant de quitter le village, ont déposé une pièce d'argent dans la corbeille où est incluse l'amulette, taillée en forme fruste d'homme nu; ensuite le gardien, égorgeant une des chèvres sacrées de Rafantak, en a partagé la chair entre les soldats, assurés ainsi de revenir sains et saufs. Il n'emportent point avec eux l'Idole, mais ils se rappellent le repas rituel et les paroles du Sanctificateur Rafantak, ivre du sang de la Chèvre, qui a coulé sur lui, est content de vous! Allez! il vous aidera! Le fer des sagaies s'émoussera sur vos poitrines, les balles des Vazahas couleront comme de l'eau sur vos habits ! »
Les descendants de Randriambé, habitants du Grand-fossé-rond, suivent le Seigneur-au-nombreux-butin, le Dur-chasseur, qui avec les biens des ennemis enrichit les hommes de la Race. Avant de partir, ils ont accompli les rites, sacrifié un mouton blanc à queue noire, aspergé avec le sang de la victime Randriambéhâze et tous les hommes.
Ralambe porte orgueilleusement le Sampy redevenu efficace. Depuis la journée d'Ampangabé, il est comme fou courant les villages de l'Andringuître, il a prêché la révolte contre les Vazahas, l'extermination des Chrétiens, la destruction des Temples. Les hommes de la Race ajoutent foi à ses paroles, car il est possédé par l'Esprit de Randriambéhâze, miraculeusement échappé à ses ravisseurs. Déjà dans le pays on raconte une légende l'Idole soutenait son gardien dans les airs, quand il descendit par la fenêtre du premier étage où on le tenait enfermé. Plusieurs rebelles avaient aussi trouvé dans leurs habits des balles mortes, tirées par les officiers et rendues inoffensives par le sampy.
Les ïmériniens, guidés par les Idoles protectrices, approchent du Village-des-mille. Mais voici que des ennemis viennent au-devant d'eux une vingtaine d'Européens, encadrés par deux petites troupes des grands soldats noirs amenés d'Afrique. Malgré la peur qu'inspirent les Blancs, malgré la menace des fusils, les Malgaches, rassurés par la possession des Talismans, continuent d'avancer. Les Gardiens d'Idoles et les porteurs d'Amulettes se précipitent en tête, pour encourager leurs compagnons. Ralambe, au premier rang, érige le Seigneur-au-nombreux-butin, en haut de la canne d'ébène; la prêtresse de Rakélimahatandrine, à sa droite, agite l'étoffe rouge, signal de la bataille, et, à sa gauche, un vieillard du clan des Hommes-Rouges dresse l'Assembleur-des-sagaies au bout d'une hampe d'argent. Derrière les prêtres, les clans rebelles se pressent en masses compactes; ils font retentir les ampoungues et les conques de guerre, poussent des hurlements horribles, avec des cris de mort.
Ralahy, au milieu des hommes du Grand-fossé-rond, marche à quelque distance derrière les prêtres. Il serre dans sa main gauche deux sagaies, attend avec impatience le moment de les lancer; il ne ressent aucune crainte à la vue des Blancs et de leurs fusils qui tirent sans qu'on les recharge, car il est sûr d'être invulnérable aux balles par la vertu de Randriambéhâze.
Les Imériniens descendent en courant la colline en pente douce au bas de laquelle est construite le Village -des-Mille. Pas de murs en pierres sèches, pas de fossés. L'ancien village fortifié, au sommet de la montagne, est abandonné depuis longtemps; le nouveau, à proximité des rizières, s'est cru en sûreté par le voisinage de Tananarive et la protection des Cases-de-prières. Ralahy regarde avec haine la grande maison de briques surmontée d'une croix. Tout à l'heure, quand les Vazahas seront morts ou auront fui, frappés de terreur par les Idoles, il rêve d'y mettre lui-même le feu, pour que s'abolissent dans les flammes les Coutumes nouvelles, et que les nuages de fumée les emportent au-delà du ciel de l'Imerne. N'est-ce pas à elles 'qu'il doit tous ses maux, les obstacles à son mariage, la mort du descendant de la Race ?
Les cases du Village-des-mille ne sont plus qu'à une centaine de mètres; en avant, cinq ou six tombeaux dressent leurs deux étages de pierres sèches, surmontés de hautes dalles brutes; à droite et à gauche, des murs de terre, à demi-ruinés, enclosent de riches maisons à varangues et des plantations 'de petits manguiers touffus. C'est là que se sont arrêtés les Vazahas. A l'abri des tombeaux, ils attendent. Les soldats noirs se cachent derrière les murs de terre, coupés de brèches et de lézardes; de temps en temps Ralahy voit un instant, à la crête du mur, surgir une coiffure rouge ou luire le canon d'un fusil. Pourquoi les ennemis, dont les armes frappent au loin, ne tirent-ils pas? Serait-ce que leurs mains, paralysées déjà par la vertu mystérieuse des Idoles, se crispent en vain sur les crosses? Ralahy s'exalte à la pensée que les Etrangers, oppresseurs de sa Race, hostiles à l'ancienne Coutume, vont être livrés sans défense aux sagaies et aux couteaux des ïmériniens.
Le Chef des Blancs s'agite et pousse nerveusement son cheval de tous côtés il parle avec précipitation, donne ses derniers ordres; mais les rebelles croient qu'il a peur, et s'attendent à le voir fuir pour conserver sa vie. Cependant il ne cherche pas à se cacher. Ralahy l'aperçoit nettement en arrière des autres Vazahas, car, à cheval, il domine les tombeaux; il a trois galons sur les manches, mais sous son casque, on distingue mal ses traits; soudain il lève la tête, l'Imérinien le reconnaît, c'est le capitaine dans la maison de qui s'en est allée Ranoure, la fille du Faiseur-de-Sortilèges, lorsqu'elle s'est évadée du Grand-fossé-rond. La haine brille dans les yeux de Ralahy; bien qu'il n'aime plus Ranoure, bien qu'il ne soit plus obsédé depuis de longs mois par l'image de son corps et le souvenir de ses caresses, il brûle de se venger, il souhaite que l'Etranger ne songe pas à fuir, grâce à son cheval rapide avant d'avoir été percé par les sagaies. L'Imérinien se demande s'il va réaliser son rêve, et, comme Imbahâtrile, le héros des Contes anciens, tuer de sa propre main son rival.
Les conques de guerre se sont tues. Les vociférations Malgaches ont cessé. On n'entend plus que le souffle haletant des poitrines et le piétinement précipité des hommes qui courent. Du côté des Vazahas, silence de mort. Le soleil brille dans le ciel pur du matin, une brise légère agite à peine les feuilles des manguiers; quelques papangues aux sombres ailes planent au-dessus du village, ils décrivent des cercles au-dessus des casques blancs des Etrangers, objets insolites pour eux, et sur les pas des Imériniens, hors des touffes d'herbe sèche, des alouettes s'envolent en pépiant, présage heureux pour la Race.
Ils précipitent leur course, anxieux de franchir la distance qui les sépare des tombeaux et des murs de terre rouge. Soudain l'officier à cheval crie un ordre dans la langue des Vazahas. Aussitôt les fumées blanches fusent des murs, le crépitement de la fusillade éclate. Les ennemis ont tiré à cinquante mètres tous les coups ont porté.
Ralahy, à dix pas devant lui, a vu tomber le groupe des prêtres pas un des porteurs de Sampy n'est resté debout. Ralambe, au premier rang, s'est effondré, les bras en croix, comme son rival Rakoutoubé au seuil de la grande Case-de-prières, et le Seigneur-au-nombreux-butin n'a pas mué en eau les balles des fusils. Toute la troupe sacrée des gardiens d'Idoles gît en un tas sanglant.
En arrière, dans les rangs serrés des Imériniens, les feux de salve ont fait de larges trouées. Derrière les murs de terre rouge. les fumées blanches continuent de fuser; au crépitement des coups de feu répondent, du côté Malgache, les gémissements des blessés, les râles des mourants. Hébétés, pleins d'épouvante, les survivants désespèrent des Ancêtres et des Idoles. Partout ruisselle le sang sacré de la Race. A côté de Ralahy tombent les jeunes hommes du Grand-fossé-rond, Mamoundz le noir et Rakoute, le fils de l'Annonciateur-des-jours tombent Razafindrazak et Radzônarivèle, du Village-des-Bœufs. Rafarlâh, son ami d'enfance, fils d'une sœur de sa mère, soudain étend les bras et tombe, le front troué d'une balle, en lâchant ses deux sagaies.
L'officier à cheval crie un nouvel ordre le feu s'arrête, et voici que bondissent par-dessus les murs les grands soldats noirs, à chéchia rouge, avec les longs couteaux étroits luisant au bout des fusils. Au Nord et au Sud, ils s'élancent sur la pente de la colline, en poussant des cris sauvages,tandis que les Vazahas, leurs visages pâles sous les casques blancs, marchent au centre sur deux lignes. Les Imériniens sont saisis d'épouvanté ils savent que les Etrangers cruels crèvent les yeux des blessés, coupent les mains des prisonniers, jettent en tas, dans un grand trou, sans les rendre aux tombeaux des Ancêtres, les corps des mourants, incendient les villages pour brûler dans les cases enfants et femmes. L'horreur des blessures et des supplices, plus que la peur de la mort, les pousse à fuir. Ils jettent leurs armes, se sauvent dans toutes les directions.
Ralahy oblique vers le Nord, en suivant la pente de la colline, et cherche à gagner le lit profond, entouré de digues, du ruisseau Andranoumène.
Car les balles des Vazahas portent loin, et il est dangereux de fuir devant eux en rase campagne.
Il passe devant la ligne des soldats d'Afrique escaladant la colline. Une balle siffle au-dessus de sa tête. Il se rue en avant, comme un sanglier poursuivi par les chiens, butte contre une pierre, tombe, se relève pour fuir encore, enfin il contourne la montagne, arrive au lit profondément encaissé du ruisseau. Il s'y jette, court tantôt sur le sable humide, tantôt dans l'eau murmurante.
Les poursuivants s'éloignent vers le Sud. Il est sauvé.
Dans le repli de deux montagnes pierreuses il est une grotte formée par des éboulis de rochers.
Quelques arbres hâsines, aux longs bras ligneux terminés par des touffes de feuilles, dressent seuls en ce lieu leur silhouette triste ils sont sacrés, et sur leurs troncs gris des taches brunes marquent les onctions de miel et de graisse. Au bas des rochers s'étend une prairie marécageuse, piétinée par les innombrables sabots des bœufs une source jaillit de la grotte; l'eau en est sainte et passe pour protéger des maléfices. Aucun Imérinien n'a osé construire sa case près de ces montagnes, par respect pour le Ranakandriane, habitant mystérieux de la grotte. On accède à l'intérieur en se laissant glisser d'en haut entre les rochers, et nul étranger ne saurait découvrir le passage. Dans la grotte un homme de haute taille peut se tenir debout de faibles rayons de jour filtrent à travers les interstices des roches; ils éclairent les parois luisantes, où sont tracés des cercles de terre blanche pour marquer la place des onctions. Çà et là des plumes, des têtes décharnées de coqs ou de moutons jonchent le sol, attestent les sacrifices anciens. Une vasque d'eau qui jamais ne se vide occupe le centre; là réside l'Esprit de l'invisible Ranakandriane, maître de cette terre.
Ralahy, las comme une femme qui a enfanté sept fois, se réfugie en cette grotte inconnue des
Étrangers. A défaut de victime vivante, n'ayant ni miel ni graisse pour les onctions, il donne en offrande deux perles rondes et rouges qui portent le nom d'Invincibles-au-malheur, at quelques minuscules anneaux d'argent appelés Œils-de-la-Lune, tels que les gardiens d'Idoles en portent toujours avec eux. Trois jours il demeure ainsi caché, sortant la nuit pour chercher des bananes ou des ananas près des villages, et tout grelottant de terreur à la pensée des Êtres-invisibles qui rôdent. Dans la nuit du troisième jour, il ose enfin s'approcher du Grand-fossé-rond et tenter son nouveau destin. Hélas! Ralambe n'est plus là pour consulter le Sikidy, les espoirs de Ralahy sont morts avec son père, le Seigneur-au-nombreux-butin pour la deuxième fois est perdu. Dans le Bois-des-manguiers, où il a connu la Belle-aax-longs-cheveux, Ralahy attend que brille le matin clair.
Le village semble abandonné, aucune fumée ne s'élève du toit des cases, aucun coq ne jette son appel au jour naissant. Des ruines calcinées attestent un récent incendie. Ralahy pleure en voyant détruite la case où les pères de ses pères, pendant leur vie d'homme, ont gardé le Seigneur-au-nombreux-butin. Ses yeux se tournent vers le Tombeau-des-Ancêtres, au penchant de la rouge Colline. Le monument des générations, où se conserve l'Esprit de la Race, est maintenant sa seule espérance, le lieu unique que veuille hanter sa pensée triste. Au village, dans sa propre case épargnée, il a retrouvé sa vieille mère avec les deux filles de Rakoutoubé. La vue de la femme vénérable qui lui a transmis le souffle donné par les Ancêtres, et de la Fille-au-beau-corps par qui refleurira un jour le sang de la Race, résout en une tendre émotion l'amertume de l'Imérinien par un brusque revirement, il lui semble que la douce vie rentre en son être par les yeux de la bien-aimée.
Pourtant il n'oublie pas son père. Les vazahas ont défendu d'aller chercher les cadavres tous sont enfouis pêle-mêle, clans et castes confondua, dans de longues et profondes fosses, creusées sur le lieu même du combat. C'est pitié de ne pouvoir rendre aux siens les derniers honneurs, ainsi que l'ordonne la Coutume t Ralahy, avec ceux de ses proches restés vivants, dresse, non loin de la Maison-froide des Ancêtres, une pierre de souvenir, haute et large, telle qu'on en élève pour ceux qui sont morts au loin, pour les voyageurs dont on n'a plus eu de nouvelles, pour les marchands tués par des bandits en quelque coin désert, pour les noyés emportés dans les profondeurs glauques par les Esprits malfaisants des Eaux ou les caïmans voraces. Ainsi l'âme attristée du gardien de Randriambéhaze ne sera pas contrainte d'errer en vain dans la solitude des nuits, mais elle habitera autour de la pierre érigée par la piété des vivants.
Sur le sentier rocailleux qui monte à l'Ouest le long des pentes de la montagne, Ralahy et Ranah marchent seuls. L'Imérinienne porte sur la tête les nattes roulées qu'on étend le soir dans les cases pour dormir ses longs cheveux, épars selon le rite des premiers jours de deuil, couvrent son dos, se hérissent autour de sa face. L'homme, le torse nu, équilibre sur l'épaule, aux extrémités d'un bambou, deux corbeilles pleines de riz. En haut de la montagne, près de la Pierre-sacrée, ils ne s'arrêtent même pas pour une offrande, car l'Esprit de l'Invisible ne les a point exaucés, et il serait trop triste pour eux de regarder en arrière, pour voir la terre des Ancêtres et les villages, maintenant ruinés, où jadis la vie leur avait été douce. Ralahy tendait plutôt vers l'Ouest les yeux de sa pensée il évoquait, dans le Pays-d'en-bas, les rizières au bord des lacs, avec les éventails verts des hauts sâtranes, les palmes jaunes des raphias. Il revoyait les cases cachées dans l'ombre chaude des Kapoks et des manguiers touffus. Facilement il imaginait le lieu de son futur exil un village, où seraient établis déjà des hommes de sa race, venus dans d'autres temps troublés. Là il se bâtirait une demeure avec les bambous de la forêt et les roseaux du marécage; il la couvrirait avec les grands éventails des lataniers. Les six marques de terre blanche au-dessus de la porte, et les bois talismaniques liés d'une cordelette protègeraient la case contre les maléfices, selon le rite Sakalave. Peut-être le soleil du bonheur luirait encore dans le ciel de leur vie.
Ils marchèrent de longues heures sous la chaleur croissante du jour, en s'écartant du chemin fréquenté, de peur de rencontrer des Vazahas. Ils firent halte au bord d'une rivière près de la case d'un piroguier, bâtie en mottes de terre et couverte d'herbes sèches. Ils mangèrent le riz des esclaves, sans viande, sans condiments. Puis ils se reposèrent pour laisser passer les heures dures où les sauterelles crissent dans l'herbe surchauffée, où sur le sable jaune des plages les caïmans font claquer leurs mâchoires. Ralahy, accroupi contre le mur de la case, à l'Est, dans l'ombre, avait passé son bras autour de la taille de Ranah, assise à son côté, la serrait contre lui. Elle reposait sa joue fraîche sur l'épaule du bien-aimé. Une douleur déjà éprouvée traversa soudain sa chair elle sentit remuer son flanc. Elle approcha sa bouche de l'oreille de Ralahy et lui dit quelques mots à voix basse. Les yeux de l'Imérinien s'emplirent de clartés joyeuses en son cœur il lit vœu de sacrifier aux Ancêtres le premier taureau rouge de son futur troupeau, car la Race était exaucée: un enfant naîtrait, pour que ne s'interrompent pas les générations, et que soient continués, pour les âmes des morts, les rites sacrés.
Tananarive, 30 juin 1913.
La coutume des ancêtres
Charles RENEL (1866 – 1925)
Editeur P. Ollendorff (Paris) 1910-1925