Nouvelle: LA SAGESSE DES ANCIENS

Publié le par Alain GYRE

 

 

LA SAGESSE DES ANCIENS

Cependant Ralahy méditait sur la condition imposée par Rakotobé. Il ne comprenait pas pourquoi il lui était impossible de suivre à la fois la Coutume des Ancêtres et les usages nouveaux apportés par les missionnaires. Il aurait voulu connaître les paroles lues chaque dimanche dans le Livre par le Surveillant- du-Temple. De singulières préoccupations le troublaient; en lui s'éveillaient des curiosités qu'il n'avait jamais eues, au sujet des Ancêtres-parfumés, des Êtres-épouvantables qui rôdent, et de tout ce que savent les Anciens et les Prêtres, les Diseurs-des-jours et les Gardiens-des-Idoles.

Le soir, vers l'heure où l'ombre incite les filles à n'avoir plus honte, où d'ordinaire les jeunes gens se livrent à l'amour, les vieux se réunissaient dans la case de Ralambe. Ils devisaient du passé, répétaient les histoires transmises de génération en génération. Ralahy souvent demeurait auprès de son père il posait mille questions, et les vieux lui contaient les traditions héritées des Anciens. Il grandissait ainsi en savoir, et Ralambe s'enorgueillissait à la pensée que la sagesse des Ancêtres habitait déjà en l'esprit de son fils.

Quant à Ralahy, il conservait de ces soirées un souvenir ineffable ; il en sortait fatigué comme d'un dur travail, car l'enfantement du savoir est aussi laborieux que l'accouchement d'une femme. Ses nuits étaient hantées par les Invisibles des Êtres le visitaient, s'entretenaient avec lui, mais le matin il ne restait de ces apparitions que de confuses réminiscences.

Les bruits coutumiers se sont éteints dans le village. A peine de temps en temps un chien gronde, ou hulule l'oiseau vorondole. Les feux meurent lentement dans les cases. Les vieillards sont accroupis autour du foyer dans la maison du Seigneur-au-nombreux-butin. Il y a là Rabémanandzar-le-Discoureur il connaît par cœur les paroles rituelles des Funérailles, du Mariage et de la Circoncision, et, en toute circonstance, il sait inventer des discours qui conviennent; Ratsimbe-le-Chauve il tient à la main un bâton d'ébène, c'est l'homme le plus riche du Haut-Pays jadis il possédait de nombreux esclaves, aujourd'hui encore il a des rizières dans plusieurs vallées, jusque dans la plaine de Bétsimitatre, et des gardiens rétribués gardent ses troupeaux de bœufs dans les pâturages fertiles du Pays-où-dort-l'eau;

–Rambéâze-Ie-faiseur-d'amulettes ses ancêtres lui ont transmis le nom des arbres propres à guérir les maladies et le lieu où ils poussent à-son cou est suspendu l'Ody-Fanabok, qui écarte les Sortilèges

- Razafinntsalame-le-Noir, il n'est pas de sang pur et ses pères se sont mariés hors des castes permises mais on écoute ses avis, car il a beaucoup voyagé dans les pays baignés par l'Eau-Sainte et rapporté de chez les Antalôtres des talismans efficaces

- Raïmbô l'Annonciateur-des-jours il sait faire parler, comme Ralambe, les graines divinatoires, et on le respecte, parce qu'il a vécu de longues années à Tananarive, parmi les Gardiens des Idoles royales.

Les Vieux s'entretiennent familièrement de toutes les choses mystérieuses, sans forfanterie et sans peur, car leurs têtes s'inclinent déjà vers la terre, leurs os commencent à craquer dans leurs chairs amollies, aussi regardent-ils par-delà leur propre existence; bientôt quelques-uns d'entre eux iront habiter les Maisons-froides des Morts et prendront place à leur tour parmi les Ancêtres-parfumés. Ils se racontent les antiques traditions, la geste de la Race, ou les Origines incertaines. Ce soir-là ils parlent du temps où les humains apparurent sur la vaste terre.

Autrefois, dit Rabémanandzar-Ie-Discoureur, bien avant qu'il y eût des hommes, la Terre et le Ciel existaient déjà. Le Ciel était vide de soleil, de lune et d'étoiles. A la surface de la Terre il n'y avait ni montagnes ni vallées. Tout était sombre, triste et froid. Les deux Procréateurs, Pères des

Êtres et des Choses, s'ennuyaient dans leur solitude.

- Qui sont ces Procréateurs ? demanda Ralahy. Pourquoi ne les prie-t-on pas et ne leur fait-on jamais d'offrandes?

- Je ne sais. Ce n'est pas la coutume. Ils ne s'inquiètent pas plus de nous, interrompit Raïmbô l'Annonciateur-des-jours. que nous ne nous occupons d'eux. Est-ce qu'un homme ou un bœuf regarde ce que font les termites dans leurs termitières ? Est-ce que les petits poissons Vily adressent des prières au caïman qui les dévore ? Nous autres, nous avons assez à faire avec nos Ancêtres-parfumés et tous les !Invisibles qui habitent le rocher, L'arbre et la source.

- Les deux Procréateurs ont-ils eu aussi des Ancêtres ?

- Personne ne peut dire d'où ils viennent. Depuis le commencement ils demeurent l'un en bas, l'autre en haut. Ils sont comme deux enfants dans des cases voisines: tantôt ils se disputent, tantôt ils se réconcilient et s'amusent ensemble.

Mais poursuis le récit des Anciens, Rabémanandzar.

- Un jour le Procréateur-d'en-bas, en manière de passe-temps, façonna toutes espèces de figures en bois et en argile il fit ainsi des hommes, des femmes, des plantes, des animaux, des poissons. Quand il eut bien perfectionné ses jouets dans tous leurs détails, il leur infusa du sang pour essayer de les animer. A son grand ennui, toutes les figures demeurèrent immobiles, incapables de remuer, et le sang ne leur donnait pas ta vie. Même, à la première pluie. elles se déformèrent, et la plupart tombèrent par morceaux.

« Or l'Etre-d'en-haut vit les beaux jouets fabriqués par son voisin. Il désira en posséder et demanda au Procréateur-d'en-bas ce qu'il voulait en échange.

« Ne sommes-nous pas deux amis ?dit l'autre. Je t'en donnerai de chaque sorte, à condition que tu les rendes vivants comme nous, car c'est là une chose que je n'arrive pas à faire.

«  Je ne sais si j’en serais moi-même capable. Veux-tu pour prix de tes jouets une lumière beaucoup plus commode que ton misérable feu, une lumière éclatante dont les rayons suffisent pour éclairer tout ton domaine? 'l

« Soit ! Fais voir ta lumière et je te donnerai de mes jouets.

« Alors l'Etre-d'en-haut montra le Soleil, et l'Oeil-du-jour, pour la première fois, éclaira la terre; mais l'autre n'offrit en échange que des poissons, des oiseaux et des plantes or ce que voulait le Procréateur-du-Ciel, c'était des femmes au beau corps, car il trouvait ce genre de jouets particulièrement séduisants et jolis à voir.

« Je t'en céderai, quand tu les auras fait vivre, répétait l'Étre-d'en-bas.

« Je vais donc essayer. Mais songe à tenir fidèlement ta promesse et à ne pas regretter tes femmes, quand je les emmènerai là-haut chez moi.

« Alors il prit le souffle de la vie et le souffla dans les jouets, de sorte que ceux-ci se mirent à remuer et vivre, chacun selon son espèce; les plantes croissaient et ouvraient leurs fleurs à la lumière les poissons nageaient les animaux cherchaient leur nourriture les hommes regardaient tout autour d'eux, et les femmes au beau corps ramenaient leur chevelure sur leur visage, car elles avaient honte. Le Procréateur-du-Ciel continuait de les trouver fort désirables il voulait les emporter toutes; mais l'autre s'y opposa, sous le prétexte qu'il fallait d'abord les accoupler avec les hommes, pour les multiplier et en avoir davantage à se partager. Une dispute s'engagea, aucun ne voulut céder, et leur querelle n'eut pas de fin.

« Depuis ce temps, dit-on, l'Être-d'en-haut s'efforce à tout moment de retirer la vie aux jouets de l'Etre-d'en-bas, car il regrette de la leur avoir donnée, et c'est l'origine de la Mort. Chaque fois qu'un Être, animal ou plante, meurt sur la Terre, les deux Procréateurs reprennent chacun ce qui lui appartient, l'un garde la chair et les os, l'autre le souffle de vie.

- Alors, dit Razafinntsalame-le-Noir, le Procréateur-d'en-haut est jaloux et méchant.

- Oui. C'est lui la cause incessante des morts, des deuils, des maladies, des souffrances. Il suscite les guerres entre les hommes, il fait s'entre dévorer les bêtes. Aujourd'hui encore, excités par le Donneur-de-la-vie, tous les Êtres combattent ensemble, se font du mal, cherchent à s'exterminer tandis que le Procréateur-d'en-bas, modeleur-des-formes, favorise leur unions, leurs accouplements, multiplie les naissances pour remédier aux morts.

- C'est lui aussi, interrompit Ratsimbe-le-riche, qui donna aux hommes les moyens d'organiser leur existence il leur apprit à se servir des outils, à construire des cases, à semer le riz, à faire piétiner les rizières par les bœufs.

Est-ce lui, dit Ralahy, qui mit le sourire dans les yeux des femmes au beau corps, et la volupté dans leurs gestes?

- Sans doute. Mais, continua Rabémanandzar, l'Être-d'en-haut, jaloux de voir durer les jouets de l'Etre-d'en-bas, ne peut se tenir tranquille. Il s'efforce de détruire les êtres, sans raison, comme un bœuf qui marche sur une termitière. Souvent tous deux se battent entre le Ciel et la terre c'est l'origine des tempêtes, du vent, de la foudre, de la grêle.

- Tu nous as raconté, dit Razafinntsalame-le-Noir, comment était venu le Soleil. Mais la Lune et les Etoiles, pourquoi ont-elles paru?

- La Lune est l'œil gauche du Procréateur-d'en-haut, toujours ouvert ou entr'ouvert pour guetter son ennemi. Quant aux étoiles ce sont les bijoux et les perles brillantes que de loin il montre aux femmes pour les séduire et les attirer vers lui.

Tous les Vieux se mirent à rire : dans leurs regards brillait une lueur de désir, à la pensée des femmes au beau corps, restées coquettes aujourd'hui dans les villages des hommes, comme au matin des temps où le Procréateur-d'en-bas les avait modelées.

- Lorsque, petit enfant, je façonnais avec de l'argile des bœufs et des oiseaux, dit Ralahy, c'est donc que je me souvenais des jeux du Procréateur-d'en-bas.

Un silence. Chacun songeait aux détails de l'extraordinaire histoire. Ralahy demanda encore

- Tu nous as dit, Rabémanandzar, que le Modeleur-des-formes et le Donneur-de-vie avaient fait en même temps tous les êtres. Alors les bœufs, les caïmans, les hiboux sont mes parents, animés du même souffle que moi ?

- Assurément.

- Et les âmes des bêtes mortes, que deviennent-elles Est-ce qu'elles s'en vont aussi sur la montagne d'Ambondrombé? Et celles des animaux qui ont eu pour tombeau le ventre des hommes ?

- Elles sont sans doute comme les âmes des hommes dévorés par les caïmans ou morts au loin sans sépulture.

- Est-ce que les Ancêtres des bêtes peuvent comme les nôtres, s'occuper de leurs descendants ?

Est-ce que nous ne devons pas redouter leurs maléfices, ou tâcher de nous les rendre favorables ?

- Je ne sais pas où vont les âmes des bêtes, ni si elles gardent plus ou moins de force que pendant leur vie. Certains devins prétendent que les doubles des animaux entrent pour une nouvelle existence dans des corps d'hommes.

- C'est pourquoi sans doute il y a des gens goulus comme des chiens ou bavards comme des perroquets.

- C'est pour cela aussi que les âmes des animaux asservis à l'homme ne sauraient être redoutables, et il n'y a pas lieu de leur faire des offrandes plus qu'aux âmes des esclaves ou des gens de basse caste. Mais les animaux qui vivent libres dans la forêt, sont nobles parmi les bêtes, et deviennent, une fois morts, des esprits supérieurs aux autres.

- Alors les âmes des papangues aux serres crochues deviennent les Seigneurs-parfumés des poules, et les Esprits des chiens continuent à poursuivre les sangliers par monts et par vaux.

- Certains mêmes, interrompit Ralambe, sont redoutables aux hommes. Quiconque tue un serpent marolong est poursuivi, dit-on, par d'innombrables troupes de ces serpents.

Les Betsimisars, dit Razafintsalame-le-Noir, n'ont pas oublié leur parenté avec les êtres velus qui ne parlent pas. Ils respectent comme leur propre Ancêtre le Petit-grand-père qui vit dans la forêt.

- Les as-tu vus, ces Petits-grands-pères, lorsque tu faisais le commerce sur les bords de la Grande-eau-sainte?

- Sans doute. On en rencontre souvent dans la forêt du Pays-d'en-bas.

- Sont-ils très effrayants? Ressemblent-ils aux Kinols? 0nt-i!s des yeux rouges?

- Non. Ils sont velus. Petits comme des enfantelets, ils ont un visage vieillot, comme celui d'un homme très laid accablé par les ans, et triste comme s'ils n'avaient pas l'amour de la douce vie. Ils poussent, le soir, des cris plaintifs. On dit que les Européens eux-mêmes ne pourraient pas les tuer sans s'exposer à mourir.

- Les Sakalaves, dit Rambiâze-Ie-Faiseur-d'amulettes, croient que les âmes des Seigneurs et des Rois vont habiter les corps écailleux des caïmans. C'est pourquoi il est interdit de les tuer. Du moins, c'est ce que m'a raconté mon père. Il me parlait souvent des peuples de l'Ouest. Il était allé avec Razafindralambe, du temps du roi Radame, faire la guerre dans le Boéni.

- Chez nous aussi, les anciens jugeaient que l'âme des bêtes peut être redoutable. Quand un Imérinien trouve dans l'herbe le petit cadavre aux pattes crispées de l'oiseau sorohître, il doit se baisser pieusement pour le recouvrir d'un morceau d'étoffé et d'un peu de terre.

- Mais ce sont là des coutumes rares. Comme tu le disais, Rabémanandzar, les âmes des bêtes sont esclaves, quand elles appartiennent à des animaux asservis elles sont farouches et craintives pour les bêtes de la brousse, et l'homme, même vivant, leur fait peur. Nos Ancêtres ne se sont guère souciés de ces esprits là. Faisons comme eux. Si les Ancêtres des bœufs et des caméléons deviennent des Seigneurs-parfumés, ils ne sont pas plus pareils aux nôtres que nous ne ressemblons à des caméléons ou à des bœufs; et ils ne s'occupent pas plus de nos affaires que ne s'y intéressent les bêtes, aujourd'hui vivantes, qui descendent d'eux.

- Oui, les Ancêtres des caméléons vivent, la queue enroulée autour des branches, dans les forêts impénétrables ils changent de couleur, sont tantôt verts comme les feuilles, tantôt bruns comme la terre, et deviennent clairs ou foncés selon la nuance du temps.

- Et les Ancêtres des Vazahas, dit tout à coup Ralahy, qui sont-ils? Quelle est leur puissance?

Tous se turent un moment. Dans le silence angoissé pesa l'horreur d'êtres tout puissants, dont on ne sait rien, sur qui on ne peut rien.

Ralambe le premier reprit la parole.

- Les Vazahas adorent le Procréateur-d'en-haut, le Donneur-de-vie qui habite le Ciel. C'est lui qu'ils invoquent, dit-on, dans leurs grandes Cases-de-prières.

- Ils sont fous, dit Raïmbô l'Annonciateur-des-jours, de s'adresser à un Invisible si éloigné, et qui ne se soucie de nous que pour nous faire du mal.

- Et le premier Ancêtre des Vazahas, qui est-il? A-t-il été modelé et animé en même temps que les autres Etres ?

- Les Vazahas ne connaissent pas très bien eux-mêmes leur premier Ancêtre, celui qu'ils appellent le Seigneur-parfumé ils lui donnent aussi différents autres noms, sur lesquels ils ne sont t pas d'accord.

- Les Angliches, dit Ratsimbe-Ie-Chauve, l'appellent Jëhovah.

- Les Monpères, ajouta Rambiâze, l'appellent léso.

- Non, reprit Raïmbô, qui longtemps avait vécu à Tananarive, léso n'est que son fils. Il a été enterré en un lieu qu'on nomme lérosalem.

- Mais il ne s'est pas plu dans sa Maison-froide, et il est allé dans celle de son père.

- Mais les vazahas ne savent même pas où est le tombeau de leur premier ancêtre.

- Etait-il vraiment Andriane, noble de père et de mère ?

- Je l'ignore, répondit Raïmbô, il prit en tout cas comme petite épouse la femme d'un homme de basse caste qui s'appelait lôseph, et il eut de cette femme un fils qui était Iéso.

- Et ce léso mourut misérablement, cloué par les mains et les pieds à un arbre, jusqu'à ce qu'il expirât. - C'était, dit-on, le supplice réservé aux esclaves.

- Comment, dit Ralahy, les vazahas, qui sont si orgueilleux, peuvent-ils avoir comme Seigneur-parfumé un ancien esclave ?

- Demande-le à ton beau-père, le Surveillant de la grande Case-de-prières au Village-des-bœufs) !

- Si Ranah te donne des enfants, vénéreront-ils nos Seigneurs-parfumés, ou l'esclave Iéso, Ancêtre des Vazahas? 

- Les Vazahas sont plus forts et plus rusés que nous. Leur force et leur ruse, ne les doivent-ils pas à leurs Ancètres-parfumés?

- Oui, sans doute, dit Ralambe. Mais qu'importent à un peuple les âmes des Ancêtres d'un autre peuple? Les Dieux des Étrangers blancs se préoccupent peu des hommes de la Terre-Rouge. Que viendraient-ils faire ici, au-delà des vagues de la grande Eau-sainte, difficile à traverser même pour les Invisibles. et si loin des Maisons-froides de leur Race ?

- Les Vazahas leur construisent ici de grandes Cases-de-prières, pour qu'ils viennent y habiter.

- Mais comment pourraient-ils se plaire dans un pays où leurs descendants viennent à peine d'arriver? - - Et les Vazahas n'adorent pas tous les mêmes Ancêtres. Leurs chants, leurs prières, leurs musiques, quoique pareilles en apparence, sont ennemies les unes des autres. Les Monpères délestent les Angliches, et chez ceux-ci, les Anglicans et les Missionnaires de Londres ne chantent pas ensemble.

- Les Ancêtres des Vazahas, dit Rabemanaudzar, sont forts sans aucun doute, et il serait dangereux de les mépriser. Même, quand nous vivonstout près des Étrangers, il est sage de leur rendre quelques honneurs, pour ne pas les mécontenter, Mais nos vrais Seigneurs-parfumés sont ceux de notre Race. Un enfant même comprendrait une chose aussi simple. Randriambé le Grand-Seigneur, qui creusa le fossé rond et qui demeure là-bas dans la Maison-froide de l'Est, est plus occupé des habitants de notre village que le Seigneur-au-cœur-de l'Imerne, jadis roi de la Ville-aux-mille-villages. Pourtant celui-ci fut à coup sûr, durant sa vie, plus puissant que notre Ancêtre.

- Les gens d'Alasore vénèrent l'esprit d'Andrimanèle, l'inventeur du fer, et ceux d'Andranolâve adorent Ranore la Fille-des-eaux. Chaque Race a ses coutumes, le seul crime est d'en changer.

- Puisse voir cousues ses lèvres quiconque parlerait autrement que toi ! s'écria Ralambe. Andrianampoinimerne - que les Ancêtres-parfumés des quatre directions lui soient favorables ! - est le protecteur des gens de Tananarive. Nous le respectons aussi, mais il ne nous vient pas à l'idée de lui faire chaque jour des offrandes; ce n'est pas à lui que nous nous adressons pour avoir des enfants et des bœufs, non plus qu'à son idole Rakélimalaze.

- Que chaque Race adore donc les Ancêtres de son sang et les talismans efficaces transmis par eux ! - -- Que Rakélimatazë règne sur la Colline-bleue et au Village-riche-en-argent, et que le Grand-fossé-rond continue de vénérer, comme dans le passé, le Seigneur-au-nombreux-butin !

- Tout acte mauvais, ont dit les Anciens, fait retour contre son auteur. Puissent les nouvelles Coutumes se retourner contre ceux qui les pratiquent Puissent-ils voir leurs bœufs maigrir, leurs rizières se dessécher, et les enfants de leur race mourir dans le ventre des mères !

- Ce n'eut pas l'heure, Raïmbô, de faire des vœux ni des imprécations 1 Personne ici ne songe à abandonner les traditions des Ancêtres.

Tous approuvèrent de la tête, car l'homme sage ne prononce pas inutilement des malédictions. Ralahy en son cœur fut même effrayé il craignait de voir retomber sur Ranah les paroles de haine; la jeune femme portait dans son sein un enfant de la Race, et elle chantait selon les rites des Vazahas dans la Grande-case-de-prières. Quel serait le destin de cet enfant ? Naîtrait-il un jour interdit, en un mois néfaste ? Faudrait-il, dès l'aurore de son premier matin, l'exposer à la porte du parc, sous les pieds des bœufs ?

Cependant Ranah, depuis plusieurs jours, avait fini de tresser les sept nattes et les douze corbeilles. Elle les avait cachées en un coin obscur de la maison, de peur que leur vue n'irritât son père.

Assise de longues heures au bord de la fenêtre, suivant des yeux le vol des libellules rouges, elle

se rappelait le jour où une de ces bestioles, posée au coin de son lamba, lui avait apporté le charme d'amour dans le bois des manguiers. Elle aurait voulu revenir en arrière pour vivre une seconde fois le passé. Le futur, inconnu d'elle, lui faisait peur, et dans le présent elle ne goûtait plus la douceur de vivre. Elle se sentait lasse, fièvreuse, des nausées lui venaient à l'heure où la famille se réunit autour des vases exhalant le fumet de la viande et l'odeur du riz cuit à point. Son ventre grossissait. Bientôt elle ne pourrait plus cacher sa maternité prochaine. E!!e en était fière, mais se désolait de ne pas avoir un père pareil aux autres.

Une nuit elle eut un rêve des Esprits sortis du Tombeau venaient la trouver, lui ordonnaient d'aller vivre dans la maison de l'homme qui l’avait rendue mère. Elle n'osa se confier à personne, mais une envie irrésistible la prit de dormir dans la case de Ralahy, de faire avec lui l'essai du mariage, tel que l'avaient toujours pratiqué les femmes de la Race. Le soir, après avoir porté comme d'habitude la jarre d'eau, elle mit sur sa tête les sept nattes roulées et les douze corbeilles incluses les unes dans les autres, puis quitta la maison paternelle. Personne n'y fit attention. Elle s'en alla jusqu'au village du Grand-fossé-rond, fut droit à la case de Ralahy, étendit par terre une des sept nattes, rangea les corbeilles sur la planche au Nord, et attendit. Le jeune homme revint après le repas du soir. Dans l'ombre il sentit deux bras frais se nouer à son cou la tant désirée, haletante d'amour, s'abandonnait sur sa poitrine, implorait sa protection.

La lune d'Alakarâb, favorable aux amants, laissait rayonner jusqu'au milieu de la case sa lumière blanche, dans l'air tiède et doux flottait le parfum des daturas, et dans le cœur de Ralahy chantait l'hymne ardent que la Nuit, mère des voluptés, inspire aux jeunes hommes. De ses deux bras il soutenait la bien-aimée, liée à son corps comme la liane est attachée à l'arbre, et il disait :

- Je suis le riz et tu es l'eau. Ils ne se quittent pas dans la rizière, ils ne se séparent pas dans le

village.

- Et moi, je suis lasse de dormir seule dans la case de mon père, je veux devenir la fille accoutumée à avoir un bras pour coussin.

- 0 Ranah ! quand les champs se couvraient d'ombre, je pensais à toi, et quand s'ouvrait de

nouveau l'Oeil-du-jour dans le ciel rose de l'Orient, ton image ne me quittait point.

- 0 Ralahy ! j'ai déployé dans ta case l'une des sept nattes tressées de mes mains, et je veux dormir le lendemain de ma mort dans la Maison-froide de tes Ancêtres !

Elle conta son rêve, et Ralahy, attribuant aux Seigneurs-parfumés la résolution soudaine de la

Femme au beau corps, promit de sacrifier un coq rouge sur la Pierre-mâle de l'Ouest, pour les remercier d'avoir exaucé ses vœux.

Les deux amants, cette nuit-là, furent heureux comme au temps où ils s'étaient unis pour la première fois dans le bois des manguiers.

Mais le lendemain matin, à l'heure où les grenouilles coassent encore, arriva la mère de Ranah, essoufflée d'avoir couru, et le visage aussi triste que si elle venait de perdre un parent proche.

Elle dit la volonté du père si Ranah n'abandonnait pas immédiatement Ralahy pour rentrer à la maison, on réunirait ce jour même les gens du Village-des-bceufs pour l'exclure solennellement du clan et de la famille rejetée par tous ses parents, elle deviendrait comme une étrangère pour son père et sa mère, perdrait le droit à être inhumée dans le tombeau des Ancêtres, et chacun, s'il la rencontrait en un chemin écarté, pourrait la sagayer sans encourir de blâme.

 

Devant cette menace terrible, Ranah, docile, se leva pour suivre sa mère. Ralahy n'osa pas dire un mot pour la retenir, respectueux de la puissance paternelle et de la Coutume établie par les Ancêtres.

La coutume  des ancêtres

Charles RENEL (1866 – 1925)

Editeur P. Ollendorff (Paris) 1910-1925

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