Nouvelle: Le mauvais retour
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Le mauvais retour
Par un soir tiède et doux, baigné de lumière rose, Ralahy, de retour au Pays-d'en-haut, montait vers la crête de la montagne. Après deux lunes écoulées, il touchait au terme de son dur voyage le cœur lui sautait dans la poitrine, à l'idée de revoir les paysages familiers et les êtres chers. Il ne songeait plus aux périls passés, mais une seule préoccupation l'absorbait comment retrouverait-il Ranah et l'enfant de la Race qui depuis des mois avait remué dans le ventre de la femme ? La résistance du Surveillant-du-temple se lasserait-elle, et pourrait-il emmener dans sa case la désirée ? Les tristes champs d'herbe jaune s'étendent à perte de vue, piqués çà et là de fleurs tsévouks couleur de sang. Des oiseaux sourouhitres s'envolent leur cri aigu et joyeux salue le retour de l'Imérinien il entend dans sa mémoire le même chant qui le guida naguère vers le village de la Longue-Colline, et il se réjouit de l'heureux présage. Sur le sentier rouge, raviné par l'eau des pluies, il marche vite, comme un bourjane qui rentre à la maison, délesté de sa charge.
Enfin il parvient à la cime. Ses yeux, d'un regard circulaire, embrassent tout le pays. Près de lui, au milieu d'un chaos de roches éparses sur le sol comme un troupeau de monstres pétrifiés, le Lieu-sacré du Vazimbe les pluies, depuis longtemps, ont lavé le sang du coq offert par Ralaby à son départ, d'autres mains ont fait d'autres sacrifices les restes en témoignent, une tête de bélier fichée sur un pieu, des plumes de volatiles éparses par terre, des pulpes de fruits adhérentes aux pierres saintes.
Ralahy ne se lasse pas de regarder les deux villages entre lesquels se partage sa vie. Rien n'y paraît changé toujours autant de cases en ruinesà l'intérieur du Fossé-rond. Au-dessus des ravins planent et tournoient les oiseaux papangues et la grande Maison-de-prières dresse orgueilleusement sa tour carrée sur le Village-des-bœufs. Tout à coup une foule blanche en sort, se répand dans les rues. C'est le jour où le travail est interdit pour les chrétiens. Ralahy regrette d'être arrivé ce jour-là et de n'avoir point consulté les Sorts, avant sa dernière étape, pour fouler de nouveau la terre des Ancêtres dans l'une des deux journées sanctifiées par Randriambéhâze, le mardi, favorable aux unions, ou le vendredi, propice aux offrandes. Longuement il contemple la Maison-froide des morts le soleil à son déclin éclaire la haute porte de pierre, et, dans la splendeur du couchant. le tombeau, plus vaste que les cases des vivants, étale sous le ciel la fierté pieuse de la Race. Nul monument pareil ne se dresse aux alentours, et l'tmérinien a conscience que ses Ancêtres doivent être heureux, à condition que la femme au beau corps lui donne un descendant pour perpétuer les rites.
Ainsi sa pensée vagabonde de la Maison-froide et du village des vivants au bois des manguiers touffus et à la case où respire celle par qui le sang de la Race refleurira. Il se demande s'il descendra d'abord vers elle pour se rassasier de sa vue et avoir des nouvelles de l'enfant qu'elle porte en son sein, ou s'il ira vers la maison de son père. Mais son hésitation n'est pas longue. Il prend le chemin du Grand-fossé-rond. Du reste il ne veut pas que le Surveillant-du-temple connaisse tout de suite son retour, et projette d'envoyer un enfant à Ranah pour la prévenir secrètement; ainsi elle pourra venir le voir à l'insu de ses parents.
La Joie escomptée par Ralahy s'est muée en tristesse l'enfant de Ranah est mort dans le ventre de la mère, au commencement du sixième mois, le jour que soufflait sur le village de la Longue-Colline le Grand-vent-qui-tourne. Ainsi la fleur de la Race s'est fanée avant d'être éclose, le fruit est tombé avant d'être mûr.
Ralahy dans la case de son père gémit comme une femme, il est trop jeune encore pour garder l'impassibilité qui sied dans les grandes douleurs et qu'acquièrent naturellement avec l'âge les hommes de caste libre. Le vieux Ralambe ne sait comment calmer la peine de son fils il ne peut même pas lui conter les circonstances de l'accident Ranah, d'abord malade, vit maintenant très-cachée, et sa famille s'efforce de dissimuler à tous ce qu'elle appelle une faute.
- Ah Père sommes-nous donc maudits des Seigneurs-parfumés ? Notre Race s'éteindra-t-elle avec moi, et les Ancêtres ne susciteront ils pas enfin le fils qui doit perpétuer les rites ?
- Quand la terre est mal préparée, la semence y germe, mais n'arrive pas à mûrir : pour qui viole les Interdictions des Anciens, il n'est point de récolte assurée. La moisson de la Vie est comme celle des plantes il faut la mériter pour que les Ancêtres la donnent.
- Qui a contrevenu aux Interdictions? Quelle faute a été commise ?
- Je ne sais. Les graines divinatoires elles-mêmes ne révèlent pas toutes les souillures.
Peut-être tu as eu tort de demander les descendants à l'homme qui surveille pour les Etrangers blancs la Grande-case-des-prières. Le jour que Ranah m'a fait dire l'événement funeste, j'ai consulté tes Sorts. Ils ont annoncé une nouvelle maternité sûre, et les Ancêtres sont tranquilles dans leur Maison-froide Mais un des pères vivants de l'enfant à venir doit mourir bientôt ! »
Un bruit de pas légers~ Sur le {seuil se dresse une forme blanche.
- Ranah !
- Ralahy !
Le père a laissé seuls les deux amants. l'Imérinien tient dans ses bras la bien-aimée il caresse doucement, du bout de ses doigts, les épaules frêles, les joues amaigries de celle qui devait être mère. Il aspire éperdument de ses narines ouvertes, dans le geste coutumier des Hommes-sous-le-jour, rôdeur de la peau jeune et ferme. Il sait que Ranah l'aime, que lui adore Ranah. Il oublie les maternités incertaines, les Ancêtres hésitants, les Sorts douteux; une fois encore il goûte, par la chair de la femme, la douceur de vivre.
Puis il demande pourquoi son fils n'est pas né.
Mais Ranah cache sa tête sur la poitrine de l'homme et reste muette. Il insiste, elle pleure. Il la force à le regarder dans les yeux, et les yeux de la mère se convulsent d'horreur. Il veut savoir, menace d'abord, tord les poignets de la bien-aimée. Elle résiste et ne sait que dire
- J'ai honte. j'ai honte.
Il la sent si défaite, si angoissée, si anéantie de douleur, qu'il a pitié. A son tour il pleure, il caresse doucement la jeune femme, la réconforte de tendres paroles. Alors, dans la paix tiède de la nuit qui tombe, elle commence son récit douloureux, entrecoupé de larmes.
Son père n'a jamais pardonné ce qu'il appelait la faute. Il a tout fait pour la détacher du voleur d'honneur, comme il disait. Surtout il ne pouvait se faire à l'idée que sa fille était enceinte. L'enfant serait la marque vivante de sa honte ! A mesure que la grossesse devenait plus apparente, sa colère augmentait. Un jour le Missionnaire blanc vint au temple avec d'autres vazahas et des Malgaches de Tananarive. Rakoutoubé intima l'ordre à sa fille de demeurer cachée, et, quand on lui demanda de ses nouvelles, il répondit qu'elle était malade. Le Missionnaire voulait la visiter pour indiquer les remèdes à sa maladie, mais le Surveillant-du-temple, balbutiant, déclina l'offre. Personne dans le village n'osa parler à ceux de Tananarive de ce qui s'était passé. Ils devaient revenir le dimanche suivant en partant, ils souhaitèrent la guérison de Rauah.
Alors sans doute germa dans le cerveau de Rakoutoubé l'idée du crime. Le lendemain il dit à sa fille que jamais les vazahas ne connaîtraient la honte de sa famille, sinon ils lui retireraient la surveillance du temple et excluraient la coupable de l'assemblée des fidèles. Il exigeait donc que Ranah prit le remède qui empêche le fruit de mûrir dans le ventre des femmes. Elle s'y était refusée avec horreur. Pourtant son père avait mêlé à l'eau de riz le jus de l'herbe qui fait avorter. Elle avait été très malade, après que le fruit s'était détaché d'elle, elle avait souhaité mourir, mais les Ancêtres ne l'avaient pas appelée dans la Maison-froide.
Ralahy, atterré par ce récit, ne pouvait prononcer un mot. Il avait entendu parler de Faiseurs-de-sortilèges qui utilisaient l'herbe abortive contre leurs pires ennemis pour détruire dans le ventre des mères l'espoir de la Race. Quand on dénonçait un tel forfait, le clan réuni condamnait son auteur présumé à subir l'épreuve du tanguin.
Mais qu'un père commit un tel crime contre sa propre descendance, c'est ce que Ralahy ne comprenait point. Il fallait que Rakoutoubé fût abandonné par tous les Ancêtres pour tomber à ce degré d'aberration sans doute les Seigneurs-par-fumés se vengeaient, parce que l'homme du Village-des-bœufs avait abandonné les croyances de sa race pour suivre les rites des étrangers. Mais combien était devenue confuse chez les Imériniens l'idée de ce qui est bon et de ce qui est mauvais, combien obscure la conscience de ce qui est pemis et de ce qui est défendu, pour que ce crime inexpiable fût possible.
De quelque côté que sa pensée se tournât, il ne pouvait comprendre. Rakoutoubé lui apparaissait comme un monstre. Et que faire ? Appellerait-il l'assemblée du Clan au Village-des-bœufs, pour réclamer la punition de l'attentat par l'épreuve du poison ? Mais les Etrangers avaient aboli les anciennes coutumes et établi une loi nouvelle.
Encore une fois il interrogea Ranah. Que comptait-elle faire ?. Elle ne savait pas, pleurait doucement sans répondre, la tête cachée sur la poitrine de son amant. Et dans le cœur de l'tmérinien grandissait la haine contre -tes Etrangers blancs, inventeurs et instigateurs de crimes inouïs. Rakoutoubé lui-même, après l'acte irrémédiable, avait senti défaillir sa volonté. La tradition millénaire de la Race, évoquée malgré lui du tréfonds de son être, s'imposait parfois à son cerveau, et il se prenait à douter de ce qu'il avait osé faire. Maintenant il laissait Ranah très libre, ne s'inquiétait plus de ses sorties, de ses longues absences. Elle passait des heures avec Ralahy au Grand-fossé-rond. Lorsqu'elle rentrait, son père, au lieu de la questionner, semblait la fuir. La résistance s'était brisée dans l'effort qui l'avait poussé jusqu'au crime. Mais les deux jeunes gens interprétaient d'une autre manière cette faiblesse inaccoutumée. Pour eux les Ancêtres manifestaient leur influence propice.
D'ailleurs une sourde réprobation entourait Rakoutoubé dans son propre village. Plusieurs se doutaient de ce qui s'était passé une sorte de soupçon honteux en rejaillissait même sur la Grande-case-de-prières et sur les rites nouveaux.
Beaucoup se faisaient instinctivement les complices des amours malheureux de Ranah avec l'homme du Grand-fossé-rond. Deux partis se formaient dans le Village-des-bœufs les sectateurs des coutumes anciennes relevaient la tête en face des chrétiens.
Le vieux Iboudoumatâve, possesseur du Talisman-qui-rend-les-choses-légères, était l'âme de ce mouvement. Jamais résigné à ses honneurs amoindris, il souffrait d'être obligé de cacher Celui-qui-remue-les-pierres, célèbre jadis dans toute la contrée. Il attribuait, non sans raison, à Rakoutoubé et aux missionnaires de Tananarive l'origine de ses maux, et une haine farouche, soigneusement dissimulée, l'incitait à nuire aux Chrétiens. Vainement, il avait mis en œuvre des sortilèges, enterré des Oudis puissants sous le seuil de la Maison-de-prières, pour préparer à ceux qui le franchiraient des destins funestes. Rien n'avait réussi. Le Surveillant-du-temple l'avait même menacé de le dénoncer à Tananarive comme sorcier et possesseur de talismans.
Depuis que Ralambe l'avait fait appeler pour mouvoir la Pierre-mâle du tombeau, il était allé le visiter maintes fois et entretenait avec les hommes du Grand-fossé-rond des rapports amicaux.
Tous les mécontents, tous ceux qui détestaient l'état de choses nouveau, tous les gens ruinés par les innovations étrangères pactisaient ensemble.
On en oubliait les querelles locales, les haines jadis si tenaces de village à village. C'était le soulèvement inconscient d'une race contre l'autre, la révolte des Imériniens contre les Vazahas, non point à cause de la conquête et de l'asservissement, mais pour les tombeaux profanés, les rites des Anciens abolis, la vie de tous les jours changée, et pour le malaise qu'apportait dans les villes et les campagnes l'état de choses nouveau. C'est à cause des Vazahas que la précédente récolte du riz avait été insuffisante à cause d'eux que l'eau avait tant tardé à tomber sur la terre Imérinienne; à cause d'eux que les sauterelles avaient ravagé les cultures Ne s'étaient-ils pas abattus eux-mêmes sur le pays comme une nuée de sauterelles ? Mais quels talismans seraient assez forts pour les faire partir, quels Faiseurs de sortilèges assez osés pour s'attaquer à eux ?
Des rumeurs alarmantes couraient dans les campagnes. Non contents de tyranniser les vivants, de bouleverser les castes, de faire sécher le riz vert et pourrir le manioc, les Vazabas méprisaient la puissance des Morts et la sainteté des Ancêtres. Ne disait-on pas qu'ils faisaient passer leurs larges routes sur l'emplacement des tombeaux éventrés; qu'ils renversaient et brisaient les pierres sacrées?
D'autres bruits sinistres circulaient à mi-voix: de détestables sorciers français préparaient des amulettes avec le sang de victimes humaines ils volaient dans les marchés des petits enfants pour leur arracher le cœur et en composer de détectables Sortilèges. Ces récits se répandaient vite dans les campagnes d'une digue à l'autre, les travailleurs des rizières se les passaient en les amplifiant aussi la terreur régnait dans les villages, et, quand le soir tombait, les mères rappelaient avec effroi leurs petits.
Des émissaires venus de Tananarive colportaient d'autres nouvelles. C'étaient des officiers de l’ancienne armée houve, des six ou huit honneurs.
Ils voyageaient secrètement, se faisaient passer d'abord pour des marchands, et ne révélaient leur
vraie qualité qu'à ceux qui leur inspiraient confiance. Ils montraient alors des papiers couverts de caractères et revêtus du grand sceau rouge de la Reine. Ils en expliquaient le sens aux campagnards bientôt les Vazahas seraient tous rejetés à la mer, beaucoup étaient déjà morts, tués par la fièvre et par la malédiction des Ancêtres. Des provinces entières s'étaient révoltées contre eux.
La race des guerriers qui vivent à la lisière de la Grande-forêt, ceux qui portent le même nom que les Oiseaux-forts, tenaient assiégés dans Antsirabé une troupe d'Européens tremblants. Sur les bords de la rivière Mananâre, les bandes armées du célèbre chef Rabouzak mettaient en échec la moitié des forces françaises. Bientôt la révolte éclaterait au cœur même de l'Imerne; alors le pied de l'étranger ne foulerait plus le sol de la Ville-aux-mille-villages, ni la terre sacrée d'Ambouhimangue, où furent profanés les tombeaux des anciens Rois.
Mais, pour que l'Imerne revienne aux Imériniens. it faut que tous les clans, à l'Est et à l'Ouest, au Sud et au Nord, se lèvent contre l'envahisseur; il faut forger des sagaies avec le fer des bêches, et trouver tous les vieux fusils cachés dans les coins obscurs des cases. Chacun, plus tard, recevra une récompense proportionnée à ses efforts. Quant à ceux qui pactiseront avec l'Étranger, ils porteront les fers toute leur vie, et leurs familles seront réduites en esclavage.
De pareilles exhortations trouvaient dans les villages écartés de FAndringnitre un milieu favorable. Elles exaspéraient toutes les rancunes des Imériniens traditionalistes contre ta coutume nouvelle apportée par les Blancs. Partout s'agitaient les Annonciateurs-des-jours et les Gardiens-des-idoles les Faiseurs d'Oudis fabriquaient des talismans contre les balles et le fer, les Sanctificateurs accomplissaient les rites par lesquels on se prépare à la guerre et aux expéditions fructueuses en butin.
Là où se levaient des bandes de révoltés, elles s'attaquaient aux personnes ou aux biens des blancs, ainsi qu'aux Malgaches sectateurs de la Coutume nouvelle; elles saccageaient et brûlaient les Grandes-cases-de-prières, massacraient les surveillants des temples, et pillaient leurs maisons.
Des lueurs rouges, le soir, comme à la saison des feux de brousse, annonçaient l'embrasement des villages.
Les gens d'Ambouhitroumby regardaient ces incendies avec terreur, car leur Case-de-prières les désignait à la vengeance des insurgés. Beaucoup regrettaient de s'être adonnés aux pratiques chrétiennes; ils allaient trouver des Faiseurs-de-sortilèges, acquéraient à prix d'argent des émanations d'amulettes célèbres, pour protéger leurs corps et leurs richesses.
Au Grand-fossé-rond, on ne craignait rien des révoltés, et on était prêta pactiser avec eux, mais une peur obscure et Irréfléchie de l'Étranger, des représailles probables, retenait beaucoup de gens.
Bien des villages hésitaient qu'une troupe de Fahavàles parût, aussitôt quelques paysans se joignaient à eux, puis le village se dépeuplait par crainte d'être compromis, et tous ces hommes sans abri allaient, à plus ou moins longue échéance, grossir les bandes de l'insurrection.
De nouveaux incendies s'allumaient tous les soirs, consumant la richesse Imérinienne. Quand les lueurs n'étaient pas trop lointaines, on distinguait des crépitements; mais ce n'était pas le pétillement des flammes qui accompagnait ces feux-là c'était le bruit des balles d'innombrables vies humaines disparaissaient, en même temps que s'effondraient les cases; parfois on entendait très loin le grondement sourd du canon accompagnant, comme l'ampoungue dans une fête, les rites de la guerre. Au milieu de la pourpre du soir les flammes d'or dansaient sur les ruines, pendant que la terre rouge buvait le sang, vainement répandu, des fils de la Race.
La coutume des ancêtres
Charles RENEL (1866 – 1925)
Editeur P. Ollendorff (Paris) 1910-1925