Nouvelle: Le Parfum des Manguiers - Charles RENEL
/image%2F1287026%2F20210610%2Fob_591df4_1-manguier.jpg)
Le Parfum des Manguiers
Le surlendemain de la translation des Ancêtres, Ralahy, obsédé par l'image de Ranah, s'en fut au Village-des-bœufs. Devant la maison paternelle, elle faisait sécher au soleil, sur une grande natte, le riz de la dernière récolte. Vêtue d'une longue tunique en laine brune, sans lamba, une étoffe de coton rouge nouée autour de la tête pour protéger ses beaux cheveux contre les poussières, elle s'empressait à la tâche coutumière, sans voir le jeune homme,
arrêté à quelques pas. Renversant entre ses jambes écartées une corbeille en jonc, elle se baissait pour y ramasser le riz à pleines mains. Sa vue éveillait dans l'esprit de Ralahy des images de volupté.
Quand elle se redressait pour se reposer un instant, ses jeunes seins pointaient sous l’étoffe légère toutes les formes harmonieuses de son corps étaient mises en valeur par les attitudes variées et souples que prennent les Imériniennes lorsqu'elles recueillent les grains mis à sécher sur les nattes. Pleine de la joie de vivre, elle exagérait tous ses gestes, tel un jeune animal, et par moments elle tendait les bras comme vers une étreinte, en bombant la poitrine et en offrant son visage au baiser du vent.
Soudain elle aperçut l'homme du Grand-fossé-rond et eut honte. Elle prit le bord de la natte, la releva tout entière pour rassembler le riz au milieu, resta ainsi cachée quelques instants, puis, laissant retomber la natte, elle jeta un coup d'œil de curiosité coquette du côté de son amoureux.
« Bonjour, Ranah ! eh ! »
« Bonjour, Ralahy! eh! »
Maintenant elle était accroupie à coté de la corbeille pour ramasser sagement les dernières poignées de riz. Elle ne se pressait point de finir, regardait en dessous le beau garçon drapé dans un lamba neuf et qu'elle sentait occupé uniquement d'elle.
Mais Rakotobe, sortant de la case, vit la scène. Il n'aimait pas que sa fille causât longuement avec les jeunes hommes, car il avait sur les choses de l'amour quelques-unes des idées nouvelles apportées par les missionnaires, et il tâchait de détourner la jeune génération de la Coutume des Ancêtres.
« Rentre à la maison, Ranah ! » cria-t-il.
Elle prit la corbeille à deux mains, la secoua pour tasser le riz, et, l'élevant d'un effort, la plaça sur sa tête puis elle fit un sourire à l'adresse de Ralahy, et, sans hâte, monta les marches entre les piliers de briques de la varangue. Lui contemplait la gracieuse silhouette, la taille souple, les hanches larges, et le joli mouvement du bras, nu jusqu'au coude, recourbé pour soutenir la corbeille.
Cependant les deux hommes, après les saluts d'usage, commencèrent à causer. Rakotobé, avec force louanges, rappela les splendeurs de la Fête des Ancêtres donnée au Grand fossé-rond, parla des liens de famille renoués à cette occasion entre les deux villages, souhaita les relations plus fréquentes, plus cordiales. Le fils de Ralambe abonda dans le même sens, protesta des bons sentiments de son père et des siens. L'un poursuivait secrètement ses projets de conversion, tandis que l'autre ne songeait qu'à la possession de la femme au beau
corps. Pendant qu'ils devisaient, Ranah sortit de la case pour chercher la natte où avait séché le riz.
Des qu'elle fut rentrée, Ralahy voulut regagner le village du Grand-fossé-rond, mais Rakotobé l'entraîna vers le temple dont il était surveillant, pour lui montrer la caisse à musique donnée par les Vazaha. II en était fier, et à juste titre, car elle attirait plus de fidèles dans la Grande-case-des-prières que ses propres discours, ou que la lecture du Livre, ou même que la venue d'un missionnaire de Tananarive.
Dans la haute maison en briques cuites, éclairée par d'étroites fenêtres, un profond silence régnait. Ralahy, impressionné, redoutait de sentir derrière lui le souffle des Etres-épouvantables-qui-rôdent; il avait entendu raconter d'horribles histoires par les zélateurs de la Coutume nouvelle: des Êtres noirs et velus, grands comme des hommes, cornus comme des boucs, avec des becs et des serres de hiboux, venaient chercher ceux qui violaient les interdictions du Seigneur-parfumé des Vazaha, et, par de mystérieuses cavernes, les entraînaient sous la terre pour les précipiter dans un grand feu toujours ardent. Ralahy demanda si de pareils Êtres ne hantaient pas quelquefois la Case-de-prières, il s'excusa de violer peut-être, sans le savoir, quelqu'une de leurs interdictions. Rakotobe, le rassurant, marcha devant lui, entre les deux rangées de bancs de bois, jusqu'à un endroit surélevé de la case, fermé d'une balustrade en briques, et semblable à la Place-des-harangues dans la ville sainte d'Andrianampoinimerina.
En un coin la caisse à musique était ouverte, Rakotobé s'assit devant, et, promenant ses mains çà et là, comme s'il faisait le Sikidy, réveilla des sons bizarres de voix dormantes; elles faisaient des lamentations pareilles tantôt à celles des singes nocturnes dans la forêt, tantôt à celles d'hommes ou de femmes chantant les chants d'amours. L'imagination de Ralahy, à la pensée de Ranah, s'exalta de nouveau, et il rêva de posséder la femme au beau corps, à l'insu de son père. Pourtant, ce jour-là, sans chercher à la revoir, il s'en retourna seul vers le Grand-fossé-rond.
Presque chaque jour il revenait au Village-des-bœufs, mais ne trouvait pas l'occasion de parler à Ranah sans témoins. Quand elle l'apercevait, elle serrait son lamba entre les dents et baissait les yeux ou bien elle riait en détournant la tête. Ralahy comprit qu'il occupait, lui aussi, les pensées de la Fille-aux-longs-cheveux, et il en conçut de l'orgueil. Mais comment lui parler, puisqu'elle ne quittait presque jamais la maison, et que toujours son père ou sa mère survenaient à point pour les séparer.
Le soir, quand l'ombre du mont Andringîtra s'étend sur les villages, les Imériniennes vont aux sources puiser l'eau pour le repas. C'est une heure propice aux paroles d'amour le crépuscule tisse autour des choses le voile de mystère dont s'enveloppera la Nuit, mère des Voluptés; les vieilles et les vieux, chercheurs de soleil, sont rentrés dans les cases et les jeunes hommes, en revenant des rizières, prennent le sentier de la fontaine pour rencontrer les filles.
Or les femmes du Village-des-bœufs cherchaient l'eau dans un vallon écarté, au pied d'un rocher rond. l! était facile, en cet endroit, de se cacher: Ralahy épia donc la venue de Ranah; il ne la vit que le deuxième jour. Maintes femmes, avant elle, étaient descendues à la source, seules ou par groupes certaines s'arrêtaient pour causer, se contaient en riant leurs amours, et l'homme tremblait que la désirée n'arrivât pendant ce temps Enfin elle parut, à l'heure où les bœufs rentrent par files au village.
Elle marchait d'un pas alerte, soutenant d'une main le vase aux flancs arrondis, et ses pas, joyeusement, résonnaient sur le sentier. Ralahy se montra. Elle ne sembla point surprise en le voyant, et il en conçut un grand espoir. Elle se retourna seulement pour voir si personne ne venait du village, et, souriant au jeune homme, elle dit:
« Il est rare de voir la pintade sauvage hors de la forêt, et la poule sur le rocher où se pose
l'oiseau papangue aux ongles crochus. Par quel hasard, homme du Grand-fossé-rond, es-tu descendu jusqu'à la source où puisent les femmes de mon village ? »
Elle savait pourquoi il était venu, mais lui craignit de le dire.
« L'eau appartient à tous, comme l'air, le vent et le marais. J'ai cueilli des roseaux tout près d'ici, et, comme j'avais soif, je suis venu pour boire. »
Elle puisa rapidement un peu d'eau dans sa cruche et la tendit à l'homme. En la prenant il regardait Ranah; sous l'étoffe tendue de la tunique, les mouvements rythmés de la respiration soulevaient ses jeunes seins, et le désir de Ralahy s'exalta, si près de la bien aimée. Il souleva des deux mains le vase de terre, et but.
Puis la Fille-aux-beaux-cheveux se pencha de nouveau vers la source leurs deux images s'y reflétaient elles devinrent confuses et s'effacèrent sitôt que la cruche y fut plongée, et Ranah se mit à rire, car elle était embarrassée par le silence de l'homme et ses regards aigus. Le vase complètement rempli, elle ne le remit pas de suite sur sa tête, mais se tint droite et immobile, regardant de côté, dans l'espoir que Ralahy prononcerait enfin les paroles attendues.
« Tu viens tous les soirs, Ranah, puiser l'eau à la source ici près du rocher ? »
« Oui, tous les soirs. »
« Et jamais tu ne vas te promener seule dans le bois des manguiers, au pied de la colline de la
Pierre-brillante ? »
« Non, Ralahy, je n'y vais pas bien souvent, car mon père et ma mère n'aiment point que je m'en aille seule loin du village, excepté pour puiser de l'eau à cette source. »
« Mais quand les jeunes hommes te recherchent, où donc converses-tu avec eux ? »
Elle ne répondit rien et se retourna de nouveau pour voir si personne n'arrivait par le sentier sinueux.
« Ranah ! il y a de belles filles, aux seins lourds, à Laraïne et à Imérimandroche; les femmes d'Ambohimalaze sont renommées pour leur teint clair et leurs beaux cheveux mais j'en sais une du Village-des-bœufs, plus belle que toutes celles-là ! »
La poitrine de Ranah se souleva et ses cils battirent légèrement comme pour cacher ses yeux, car elle avait honte.
Pendant la dernière lune, je suis allé à Tananarive j'ai vu les femmes des nobles Andrianes, que suivaient sur les chemins des servantes nombreuses, mais tu es plus belle que les femmes des Andrianes de Tananarive
« J'ai entendu dire, interrompit malicieusement Ranah, qu'il n'y a pas bien longtemps, dans ta case, vivait une jeune femme nommée Ranoro. Ne la trouvais-tu pas plus belle que moi ? »
Mais l'image de Ranoro ne hantait plus la pensée de Ralahy, et il s'écria de bonne foi
« Toutes les mangues sur un même arbre ont le même goût: Ranoro. n'était pas plus belle que les autres filles du Grand-fossé rond. Elle a quitté ma case pour n'y pas revenir elle vit à Tananarive dans la maison d'un vazaha. C'est avec une autre que je veux me marier, avec une fille dont les cheveux souples et longs tombent plus bas que les genoux. »
« Les cheveux des femmes tiennent les hommes plus fortement que des cordes en raphia. Je voudrais que tes cheveux m'attachent à ton corps comme la liane est attachée à l'arbre, ou le fil à la trame. Mais toi tu ne penses guère à moi. Pourquoi n'es-tu pas venue hier à la source ? »
« Mon père m'a retenue pour chanter dans la Maison-de-prières les chants des Vazaha »
« Je suis resté longtemps seul à t'attendre. Je craignais que tu ne fusses déjà partie. J'ai demandé aux herbes de la source et aux pierres du chemin, si elles t'avaient vue. »
« Oh herbes et vous, fougères ! Est-ce que Ranah était ici tout à l'heure ? »
« Et qu'ont répondu les herbes ? »
« Que tes pieds ne les avaient pas foulées. »
« Et qu'ont dit les fougères ? »
« Qu'elles ne s'étaient point écartées sur ton passage. »
« Est-ce que les herbes et les fougères connaissent les pensées ! »
« Sans que les lèvres remuent, les yeux peuvent parler. Ne détourne pas la tête. »
Mais elle l'interrompit d'un geste, des pas sonnaient sur le sentier. Ralahy vivement se sauva, disparut derrière le rocher. Deux filles arrivèrent en riant, pendant que Ranah, après avoir placé sur sa tête le vase aux flancs arrondis, s'apprêtait à retourner au village.
« Voyez-vous la Belle-aux-longs-cheveux qui vient si tard et toute seule à la source ? »
« Sûr, elle avait rendez vous avec son amant. »
Quoique ce fût une plaisanterie, Ranah honteuse leur lança des regards furieux, et très vite s'en alla.
Le lendemain, elle vint encore seule Ralahy l'attendait à la source mais ils furent dérangés tout de suite ce jour-là. Leurs rencontres devinrent régulières; tous les soirs ils se voyaient, tantôt quelques secondes, d'autres fois assez longtemps, Ralahy demandait à Ranah de venir dans le bois des manguiers, mais elle évitait do répondre, s'excusait sur les travaux de la maison, sur la surveillance exercée par ses parents. Lui ne comprenait guère ces mœurs nouvelles les femmes non mariées ne sont-elles pas maîtresses de leur corps ?
Il la suppliait de faire avec lui l'essai du mariage et de rallumer dans sa case, au village du Grand-fossé-rond, le foyer éteint. Jamais mon père ne consentira à ce que j'habite ta case, si notre mariage n'est pas inscrit dans le bureau du Gouverneur, et si le vazaha de Tananarive ne vient pas prononcer dans la grande Maison-de-prières les paroles du Livre.
« Je ne puis vivre ainsi, privé de toi, Ranah ! Tout à l'heure, quand tu seras cachée à mes yeux, et qu'au détour du chemin tu auras disparu derrière la haie de cactus, je serai comme un petit enfant dont les parent sont partis au loin. Pourtant nous ne sommes ensemble que quelques instants chaque jour. »
« Il ne tient qu'à toi que nous ne nous séparions jamais, depuis l'heure où chante le coq jusqu'à celle où les grenouilles cessent des coasser. »
« Mais sais-je où te mènerait ton cœur, si tu avais envie de le suivre? »
« Les hommes sont beaux parleurs; mais une femme qui laisse tomber un pli de son lamba en dit plus que par un long discours. »
« Moi, je ne sais pas t'aimer avec de nombreuses ruses, comme les hommes de Tananarive, ni avec la promesse de beaucoup de bœufs comme les Sakalava du Pays-d'en-bas, où se couche le Soleil. Mais la chérie au beau corps, aux longs cheveux. sans défaut, sans reproche, je la veux avec toute l'ardeur du sang de la Race. »
« L'épervier aussi poursuit le petit oiseau rouge des rizières avec toute la vigueur de son bec crochu, avec toute la force de ses serres recourbées mais le petit oiseau se cache entra les grosses racines des arbres et il échappe à l'épervier. »
« Ne te moque pas de moi, Ranah, et parle selon ton cœur. Si l'amour n'est point partagé, il se tarit comme les ruisseaux dans la saison sèche. Le roseau zozore dans le marais sait bien s'il est aimé de l'eau qui le baigne. »
« Tu es trop exigeant, Ralahy. Ne connais-tu pas le proverbe des anciens? Un homme ne doit jamais parler contre le roi, ni une femme contre la bienséance. »
« Et. toi, ignores-tu que jeune femme trop dédaigneuse reste seule, une fois vieille ? »
« D'ici que je vieillisse, bien des lunes mourront dans le ciel. Mais l'amour est comme le fruit du bananier il faut le cueillir encore vert. Pour que tes lèvres ne soient plus liées par la honte, faut-il que j'amène Celui-qui-questionne-les-graines-fatidiques ? »
« Si je dois être à toi, je suis comme la fleur couleur de sang dans l'herbe sèche la main d'un petit enfant peut la cueillir. Si je dois être à un autre, je suis comme l'oiseau hitsikitsk il vole si haut dans le ciel que on ne saurait l'atteindre. »
« Si tu m'aimes, Ranah, viens avec moi dans le bois des Manguiers, ou dans ma case, au Grand-fossé-rond. Je voudrais être accueilli par toi, comme le rayon de soleil, à l'heure où se rassemblent les bœufs, par la case entrouverte, comme l'oiseau takatre par son nid, comme le serpent marolongh par la fissure du rocher. »
« Tais-toi, tais-toi, Ralahy ! J'ai bien honte; mon père et ma mère m'attendent dans la case, car je suis venue chercher l'eau pour faire cuire le riz. »
Un jour le père de Ranah annonça qu’il irait à Tananarive pour la Fête-de-tous-les-six-Mois. et la jeune femme, au rendez vous de la source, consentit à rejoindre Ralahy, le lendemain, dans le bois des Manguiers. Pourtant elle ne voulut point donner de promesse certaine. Aussi l'Imérinien, pour contraindre sa volonté hésitante, se résolut à préparer l'amulette d'amour, l'Ody Fiti, .auquel nulle fille ne résiste. Les hommes de la Race, dès
leur jeunesse, savent s'en servir et conservent secrètement dans leur case les choses nécessaires à sa composition.
Ratahy prit donc une pincée de terre ramassée dans l’empreinte d'un pas de Ranah un os de l'oiseau vorondréo dont le cri ressemble à une plainte d'amour, une griffe de chat, pour retenir la désirée, si elle songeait à s'enfuir il chercha dans la rivière un filament de ces algues appelées cheveux-des-filles-d'eau leurs touffes sont pareilles aux cheveux verts des Ondines, dont celles-ci enveloppent au fond des fleuves les jeunes hommes, après avoir chaviré les pirogues, pour se rassasier d'amour dans leurs grottes hantées par les caïmans. Il coupa dans le fossé du village un morceau de la Liane-noire, qui s'incruste dans l'écorce des arbres, à force de les enserrer, comme la femme amoureuse s'attache au corps de son amant. Puis il mit les Choses-qui-contraignent dans un sac minuscule d'étoffe rouge; au lien qui fermait le sac,
il attacha l'ornement Malaimisarak, fait de deux perles de verre coloré, soudées ensemble tels deux amants qui, dans les jeux d'amour, refusent de se désunir. Il ajouta encore deux têtes de libellules, parce que les Anciens ont dit « le lamba ou les ailes d'une libellule, ce n'est qu'à la mort qu'elle les quitte. ? » Ralahy pensait que peut-être la mort ne le séparerait point de Ranah, si elle entrait comme épouse dans sa case, car leurs âmes, plus tard, habiteraient ensemble la Maison-froide des mêmes Ancêtres.
Quand il eut fini de fabriquer l'Ody, il le consacra selon le rite. Prenant un peu de la résine de l'arbre ramy, il la fit brûler dans une cupule de pierre au milieu de la fumée odorante, il encensa l'amulette, et prononça les paroles d'incantation:
« Ody Fiti des mâles de ma Race, à qui nulle femme ne résiste, Dispensateur des voluptés, préparé selon la tradition des Anciens, sacré ! sacré ! très sacré sois-tu ! »
« Je n'ai violé aucune de tes Interdictions Je n'ai pas possédé celles de mes proches parentes que le Sang me défend de toucher, ni je n'ai désiré les femmes des castes prohibées! Sacré! sacré! Très sacré sois-tu ! »
« Par ta force efficace puissé-je avoir la femme au beau corps, sans défaut, sans reproche! Qu'il lui soit impossible de se soustraire à l'appel de mon désir! Sacré! sacré! très sacré sois-tu ! »
« Celle que je veux, c'est Ranah, la fille de Rakotobe, du Village-des-bœufs Elle est de mon sang, elle est de ma Race t Puisses-tu me la donner Sacré! sacré! très sacré ! sois-tu!’ »
« Que je sois aimé d'elle t Qu'elle pense sans cesse à moi, et que la libellule rouge la conduise demain dans le bois des Manguiers ! Sacré ! Sacré ! très sacré sois-tu ! »
« Qu'elle vienne à moi, soit que je m'en aille au Nord, soit que je m'en aille au Sud, et que demain elle soit ma chose, sous les Manguiers fleuris ! Sacré! Sacré ! très sacré sois-tu! »
« Que ses bras m'enlacent, comme la Liane-noire entoure l'arbre de ses replis Que ses cheveux, plus longs que ceux des Filles-d'eau, enchaînent mon corps! Que, possédée par moi, elle exhale une plainte plus douce à mes oreilles que le chant de l'oiseau vorondréo ! Sacré! sacré! très sacré sois-tu ! »
Puis il oignit l'Ody de miel, et se mit en quête d'une libellule rouge vivante, pour être la messagère d'amour. Sur les bords de la rivière, dans les roseaux volotare, il en prit une, qui, posée sur une tige flexible, se balançait en écoutant la chanson du vent. Il la tenait par les deux ailes réunies la bestiole agitait ses pattes, tordait et recroquevillait son corps fuselé. Ratahy l'approcha de l'amulette consacrée, lui fit toucher, le petit sac rouge, où les Choses-qui-contraignent étaient incluses il frotta légèrement la tête de l'insecte avec l'ornement Malaïmisarak et les têtes sèches des libellules mortes, puis, desserrant les doigts, il la laissa partir. Elle hésita d'abord, se posa sur une tige de véro pour secouer et défroisser ses ailes, vola vers la rivière, erra quelques secondes à la surface de l'eau, et fila soudain dans la direction du Viilage-des-bœufs.
Ralahy, joyeux, attendait l'heure. Le sang de la race, en lui, bouillonnait, et l'esprit des Ancêtres l'incitait à l'acte d'amour, annonciateur de la Postérité. Étendu de tout son long dans l'herbe sèche, près d'un datura aux fleurs épanouies, il écoutait les voix des êtres et des choses. Des essaims de mouches bleues ou dorées tourbillonnaient sous l'arbre, en un bourdonnement confus autour des profondes corolles blanches, vases de parfums infinis, elles s'agitaient, comme les désirs des hommes autour du sexe des femmes. Sur une basse branche, tout près de terre, deux caméléons soufflaient en face l'un de l'autre leurs petits souffles coléreux, gonflaient leurs cous, et des points rouges tachaient çà et là leurs peaux vertes. Dans le fond du val errait un troupeau de bœufs Ralahy percevait l'entrechoquement des cornes de deux
taureaux affrontés, en rivalité d'amour. Le parfum des manguiers en fleurs, du bas de la colline, montait jusqu'à lui, odeur suave et troublante, qui agit à la façon d'une amulette mystérieuse. Pendant une lune entière, elle règne sur toute la terre Imérinienne, et pousse vers le rut, plus que dans les autres saisons, les clans des humains et les innombrables tribus des bûtes.
Ralahy haletant, regardait l'étroite sente qui, contournant la montagne, longeait le bois de manguiers. Il ne voyait pas le Village-des-bœufs, mais il savait l'endroit où devait apparaître Ranah, conduite par la force de l'Ody. Il n'eut aucun étonnement, quand il l'aperçut. Enveloppée d'un lamba blanc ramené par dessus la tête, elle marchait vite, un pli de terrain la lui cacha bientôt. Il se hâta, lui aussi, vers le bois quand il parvint au lieu convenu du rendez-vous, Ranah était assise, les jambes croisées, au pied des manguiers touffus, là où l'ombre empêche l'herbe d'être épaisse et haute. Son lamba souple, très blanc, l'enveloppait toute entière, et elle en tenait le bord serré entre les dents, pour que l'homme vît le moins possible
d'elle, car elle avait plus honte encore que le jour où Ralahy, pour la première fois, lui avait dit les mots d'amour. A ses pieds, sur un coin du lamba, s'était posée une libellule rouge aux ailes brillantes Ralahy regardait fixement la bestiole qu'il avait tenue entre ses doigts; car il était sûr que c'était elle, la même, venue pour apporter à la très chérie la vertu mystérieuse de l'amulette puissante.
Mais ce jour-ci n'était point aux paroles, et, tout de suite; ils accomplirent le geste ineffable qui perpétue le sang de la Race.
La coutume des ancêtres
Charles RENEL (1866 – 1925)
Editeur P. Ollendorff (Paris) 1910-1925