Nouvelle: LE PAYS-D'EN-BAS - Charles RENEL

Publié le par Alain GYRE

 

LE PAYS-D'EN-BAS

 

Dans le clair matin d'Imerne, Ralahy monte vers les crêtes baignées de lumière. Il quitte à regret le Village du Grand-fossé-rond, où sa vie s'est enracinée depuis l'enfance, et ses vieux parents accablés par l'âge, menacés par la disette proche, et le voisinage des lieux où respire Ranah, la fille au beau corps. Car vers elle volent inlassablement ses désirs, depuis le jour qu'il l'a connue dans l'ombre parfumée des manguiers.

La veille au soir, il l'a revue peut-être, songe-t-il, pour la dernière fois. Les Ancêtres, maîtres du temps, ont donné aux deux amants une nuit propice, toute clignotante d'étoiles, toute scintillante de lucioles. Mais la douceur des soirs n'est plus sentie par celui qui va quitter sa bien-aimée, et les caresses sont amères qui ne doivent pas avoir de lendemain. Ranah, une dernière fois, a dit ses angoisses à son ami; le Surveillant-du-temple, entêté dans sa colère farouche, regarde à peine sa fille, feint d'ignorer toujours la maternité prochaine, ne veut pas qu'on lui parle ni de Ralahy, ni du fils de la Race, qui viendra.

Quand les amants se sont quittés, avant l'heure où chantent les coqs, Ralahy ne trouvait plus de paroles pour consoler Ranah qui pleurait, et Ranah ne pouvait même plus sourire à travers ses larmes pour donner un peu de courage à celui qui partait.

Dans le matin frais, rayonnant de lumière, à l'endroit où cesse la longue montée qui mène à la crête chaotique hérissée de roches rondes, Ralahy s'arrête. Il contemple, sans pouvoir en détacher ses yeux, la terre de ses Ancêtres, et les rizières vertes descendant en étages vers la plaine; il croit avoir fait un mauvais rêve. Les sauterelles ne sont point venues, les grains nourriciers du riz continuent de grossir en haut des tiges. Pourquoi les enfants ne courent-ils pas sur les digues étroites, avec des gaules et des morceaux d'étoffe, pour effrayer les oiseaux pillards, les fody au ventre rouge, qui se balancent comme de petites fleurs vivantes sur les tiges des herbes ou des roseaux?

Le village est tout près; des figuiers plantés par les Anciens bordent le fossé rond, entremêlent le fouillis de leurs racines grises, pareilles à des nœuds de serpents, sur la terre rouge. Le toit d'herbe sèche de la maison paternelle ne laisse pas filtrer, comme d'habitude, la fumée bleue du foyer.

Est-ce que la mère ne fait pas cuire le riz du premier repas ? Ralahy s'attriste en songeant à la douleur des siens, mais il s'incline devant la volonté des Ancêtres maîtres de son destin. Au flanc de la colline, il regarde la Maison-froide qu'habite toute la Race passée, les hommes d'autrefois devenus les Seigneurs-parfumés de leurs descendants. La porte de pierre, ornée d'une figure d'arbre, est dans l'ombre à l'Ouest sombre comme un visage qui ne veut pas parler. Tout le tombeau, massif et farouche, plein du mystère de la Nuit, apparaît comme le monument glorieux de la Race et comme le signe de son éternité. Ralahy n'a qu'un espoir y reposer un jour, sur la dalle froide, à la place désignée pour sa génération. Il n'a qu'une crainte mourir au loin, dans quelque endroit sans nom, où personne de son sang ne pourrait venir chercher sa dépouille pour lui rendre les honneurs accoutumés. Il songe à ce malheur pire que tous les autres la privation du tombeau ancestral. L'image même de Ranah délaissée par lui s'efface devant l'horreur d'une telle pensée. Mais Ralambe a consulté le Sikidy, la veille au soir, pour connaître l'heure de la mort de son fils; cette heure n'est pas proche; Ralahy, après avoir accompli sa mission, reviendra du Pays d'en bas et vieillira sur la terre Imérinienne, s'il sait accomplir les rites sacrés et ne violer aucune des grandes Interdictions. Son père les lui a toutes dites le jeune homme craint d'en oublier quelqu'une, il les repasse, en tremblant, dans sa mémoire. Comme une mouche dans une toile d'araignée, l'homme est enserré dans les liens des rites, et s'il néglige de les accomplir, il est saisi entre les pattes velues des Etres-qui-rôdent. Ralahy se sent pris d'une terreur religieuse; peut-être dans le souffle du vent est passé près de lui un de ces Esprit errants qui tordent le cou des hommes.

La solitude lui fait peur, l'espace indéfini lui apparaît autrement redoutable que l'obscurité d'une case close. Oh ! qu'il voudrait se reposer dans la maison paternelle, à l'abri des talismans protecteurs Qu'il voudrait surtout ne pas être seul, se serrer contre d'autres vivants. Lorsque, la nuit, à l'heure où sortent les Faiseurs-dé-Sortilèges, il étreignait Ranah dans le bois rempli d'ombres, jamais il n'avait peur, car une autre existence se confondait avec la sienne. Aujourd'hui, dans le clair soleil du matin, il tremble de fièvre et d'épouvante. Un peu plus, il retournerait vers le village, pour supplier son père et les Vieux de ne pas l'envoyer seul vers les mystérieux Pays-d'en-bas, d'où tant d'Imériniens ne sont pas revenus. Mais, s'il fait cela, les femmes riront en le regardant, les petits enfants de la Race prononceront son nom avec mépris. Il faut qu'il accomplisse son destin. Par un petit sentier à peine tracé, il s'engage entre les rochers chaotiques.

Au sommet de la montagne, il est un antique lieu sacré, respecté par les pères des Imériniens, et appelé par eux l'Endroit-où-il-n'y-en-a-pas-deux-qui-règnent. Sur une aire de terre sèche, foulée depuis le matin des temps par les pieds innombrables d'hommes pieux, un gros rocher rond se dresse, creusé en son sommet, et couvert d'un autre rocher comme d'un couvercle. Dans le creux dort une eau qui ne tarit jamais. Un Esprit redoutable de la montagne réside en cette pierre, sans doute l'âme d'un de ces êtres mystérieux qui. dans la nuit des temps, avant la venue des Imériniens, habitaient le pays. On les nomme Vazimba, ils étaient puissants par la possession de nombreux sortilèges, et leurs âmes sont devenues parmi les plus redoutables qui soient. Un de ces Vazimba hantait l'Eau-intarissable de la vasque de pierre, et les gens du Grand-fossé-rond lui avaient rendu de tout temps un culte. Les femmes stériles venaient frotter contre la pierre leur ventre nu pour avoir un enfant, les hommes lui demandaient la richesse, ou la mort d'un ennemi.

Ralahy s'approche de la pierre sacrée, prend à sa ceinture une petite courge sèche remplie de miel liquide; il en verse une partie et adresse un vœu pour son heureux retour à l'Esprit redoutable de la montagne, au Vazimba, maître primitif de la terre des Ancêtres. Au moment d'incliner vers la pierre les paumes ouvertes de ses mains, il demeure anxieux, car dans les sacrifices importants son père prenait toujours la parole à sa place, c'est la première fois que dans une grande circonstance de sa vie il se trouve seul face à face avec les dieux. Aussi a-t-il peur d'oublier dans sa prière quelque rite essentiel, quelque mot efficace; il tâche de se rappeler les enseignements paternels, il se fait humble en présence du Vazimba, comme un petit enfant devant son père et sa mère irrités.

D'abord il appelle les neuf Forces et les douze Puissances

Oié Hoïka ! Hoïka ! J'invoque la sainteté du Ciel et de la Terre ! J'invoque la sainteté du Soleil et de la Lune ! J'invoque la sainteté de l'Est et de l'Ouest, du Nord et du Sud Surtout !  J’invoque votre sainteté, ô Seigneurs parfumés, Procréateurs de ma Race ! Vous qui avez fait dans le ventre des mères les pieds et les mains t Invoquées par moi, ô les neuf Forces, venez!

Les mains de Ralahy tremblent, pendant que sa bouche appelle les Invisibles; il lui semble que des quatre coins de l'Imerne les choses redoutées par ses pères  convergent vers lui. A peine a-t-il la force de continuer la grande invocation efficace.

Oié ! Hoïka ! Hoïka ! J'invoque la sainteté des douze Puissances ! Je vous invoque, ô Vazimba pères, ô Vazimba mères! Je vous appelle tous.

Ramaïtsoakandze, qui porte un vêtement vert, Rafotsimbarinif, dont les dents sont pareilles à du riz blanc, Rakalalàvavole, la Belle-aux-longs-cheveux, Randriambodilove qui habite  à la pointe de l'Ile-propice pour sauvegarder l'héritage des orphelins et des pauvres, Randriambolamène les Seigneur-de-l'Or, et tous les Vazimba, nobles de père, nobles de mère

« J'invoque la sainteté des douze Montagnes couronnées de figuiers, qui portèrent les hommes anciens et où régnèrent les douze Rois, la sainteté des sept rangées de graines divinatoires, et des douze pierres de Consécration ! »

Les mains de Ralahy ne tremblent plus, son esprit plus libre lui suscite immédiatement toutes les paroles à dire; possédé par les neuf Forces et les douze Puissances, il se sent plein d'enthousiasme et de courage. Un vent s'est élevé de la terre Imérinienne; il courbe les herbes sur la montagne, il caresse avec la fraîcheur d'une eau courante le visage, les bras et les pieds nus du fils de la Race.

Ce vent, Ralahy en a conscience, c'est le souffle des Êtres Invisibles qui passent, ce sont toutes les Forces et tous les Ancêtres, Maîtres de la terre, Maîtres de la vie !

D'une voix assurée, les bras toujours raidis et les mains crispées dans le geste rituel, le fils de la Race invoque maintenant, avec les neuf Forces, avec les Douze Puissances, l'Esprit  mystérieux de la montagne, qui habite la pierre sainte et l'eau de la vasque.

- Oié ! Hoïka ! Hoïka ! Cette pierre ne parle pas, mais elle est la demeure d'un Invisible ! 0 Vazimbe sacré, noble de père, noble de mère, possesseur ancien de ce sol, maître de notre vie, je t'invoque ! Manifeste-toi ouvertement comme le Ciel et la Terre, apparais aussi clairement que le Soleil et la Lune. Viens à mon appel ! Viens Si tu as précédé mes Ancêtres sur cette terre devenue la leur, entends ma voix : Si tu es de caste noble, de père et de mère Andriana, exauce ma prière !....

« Ramène-moi sain et sauf au milieu des Hommes de la Race Qu'aucun sortilège ne m'arrête dans mon voyage ! Qu'aucune maladie ne s'insinue en mes os t Que le fer des sagaies et le plomb des fusils se changent en eau, s'ils touchent mon corps !  Alors, de retour ici, je t'honorerai avec des perles, je te sanctifierai avec des anneaux d'argent, je tuerai pour toi auprès de la Pierre-sacré un mouton noir, aux cornes recourbées t »

Il se tait; de toutes les forces de son cœur il appelle le Vazimbe, mais au milieu de ses pensées pieuses l'image de la Fille-au-beau-corps s'impose à son esprit; il l'aime entre toutes les femmes; il désire ardemment la revoir. Un dernier vœu s'échappe de ses lèvres

- 0 Vazimba, noble de père, noble de mère ! Si je me trouve de nouveau en présence de Ranah, la fille du Surveillant-du-tempIe au Viilage-des-bœufs, et si je vois de mes yeux l'enfant de la Race qu'elle porte en son ventre, ce n'est pas un mouton que je tuerai pour toi, c'est un bœuf aux longues cornes, tacheté de noir et de blanc ! »

Il parle ainsi pour se concilier l'Esprit de la Montagne et bien qu'il ne soit pas sûr de pouvoir distraire du troupeau paternel un bœuf digne d'être sacrifié. Mais l'amour et la crainte, dominant son esprit, l'incitent à ce vœu excessif. Maintenant, sûr de l'appui des Invisibles, il est prêt à marcher, dans le sentier inconnu, vers le but incertain de son voyage. Il s'avance jusqu'au bord de la crête rocheuse.

Devant lui s'étend encore la terre Imérinienne, mais si différente de celle qu'il connaît morne et chaotique, désertique et stérile. Des montagnes rouges ou violettes la terre s'écoule, comme saignante, par d'énormes crevasses aux bords abrupts. Ensuite commencent les pays inconnus où vivent des races hostiles. Combien ne sont pas revenus des Imériniens qui, confiants dans leurs sortilèges ou dans la force de leurs Ancêtres, y sont allés faire le commerce ou la guerre. L'aspect farouche de ces solitudes glace à nouveau le courage de Ralahy. Il se retourne, jette un dernier regard sur les pays peuplés, entre l'Andringitra-pierreux et Tananarive-la-joyeuse. Très loin, si loin, dans la brume rose, la Ville-aux-mille-villages s'auréole de toute la gloire du soleil.

Puis la mer verte des rizières, aux golfes sinueux, déferle en vague d'épis moirés, au pied des montagnes célèbres, où les hommes des anciens jours ont fondé les villages des Rois. Le regard de Ralahy se repose, une fois encore, sur le paysage familier et tout proche le Grand-fossé-rond, le Bois-des-manguiers, le Village-des-bœufs. Entre le ciel et la terre flottent dans l'air du matin les fumées bleues. Dans le corps de Ralahy son double voudrait s'échapper pour se réfugier dans les cases sombres où sont accroupies, près des foyers, les femmes Imériniennes. Mais si le double d'un vivant s'enfuit pendant la veille, parfois il ne peut plus rentrer dans le corps. Ralahy s'effraie, il faut qu'il s'arrache tout entier de la terre natale. pour y revenir vivant. D'un pas ferme, il descend entre les roches grises. L'Imerne, mère du riz, fleurie de villages rouges, a disparu; autour de lui pèse le silence de la solitude hostile, et il redoute la présence d'Êtres Invisibles étrangers à sa Race.

Dans l'ombre tiède d'une case inconnue, au Pays-d'en-bas, Ralahy conte à son hôte les motifs du long voyage entrepris par la volonté des Ancêtres. Son corps est rompu de fatigue, car depuis dix jours il a marché sans trêve, sous le dur soleil et sous la pluie adverse. Toutes les nuits, pendant qu'il était prostré dans le sommeil, son double s'en retournait vers la terre imérinienne pour visiter soit te Grand-fossé-rond, où reposent les Ancêtres, soit le Village-des-bœufs, où respire la Fille-au- beau- corps. Dans le rêve son père Ralambe apparait parfois, ordonnant de poursuivre la route commencée. Ralahy ne désobéira point, par crainte d'encourir la malédiction de la Race, mais son cœur est triste et les poils de sa chair se hérissent de peur. Il interroge l'hôte sur les étapes prochaines, sur le chemin à parcourir avant d'atteindre le pays de l'Arbre-qui-ne-se-dessèche jamais.

Cet hôte est un Imérinien, né dans le pays Sakalave. Son père, de la caste des Tsiaroundah et du village d'Alasore, était venu faire le commerce dans les terres chaudes que baigne l'Eau-sainte, puis s'y était fixé sans espoir de retour. Maintenant il était mort, ses os reposaient dans un tombeau provisoire recouvert de pierres brutes, mais le fils de l'exilé espérait porter un jour la dépouille paternelle dans la Maison-froide de la famille. Il adressait à Ralahy mille questions sur la terre ancestrale, et sur le village d'Alasore, ombragé de figuiers antiques. Ralahy décrivait l'aspect de ces lieux bien connus de lui les deux collines vertes où se cachent les cases en glaise brune; au pied coule la rivière Ikopa elle entraîne dans son flot rouge la terre des montagnes et sculpte en ilôts mouvants les bancs de sable, où s'impriment pour un jour les pieds des hommes et les sabots des bœufs. D'Alasore, on voit tout près, par-delà les rizières du Sud, la Ville-aux-mille-villages. L'habitant du Pays-d'en-bas se plaît à tous ces détails, il retrouve dans les descriptions de son hôte les mots et les noms prononcés jadis par son père, bien souvent, alors qu'on parlait du Pays-d'en-haut. II envie Ralahy de remonter bientôt vers la terre rouge, où dorment, dans les grands tombeaux à étages, les corps de ses Pères. Les deux hommes restent un long temps silencieux, leur pensée pieuse se perd dans les rêves ancestraux. L'exilé imagine les cases des vivants en argile rose, les Maisons-froides des morts creusées au flanc des Collines, avec des portes de pierre plus hautes qu'un homme; et le voyageur retourne en esprit vers les Etres et les Choses de là-bas. Mais il lui faut fermer les yeux pour revoir son village, car ce qui l'entoure est trop étranger à son rêve la case Sakalave, aux parois de roseaux, au toit en feuilles de latanier, laisse filtrer le jour; des vases en terre, de forme inconnue, aux flancs ornés de lignes noires ou de bourrelets de terre peinte, répandent une odeur de viande boucanée, plus forte que celle des poissons séchés en Imerne, et désagréable aux sens d'un Hova.

Sur une claie en bois, au-dessus du foyer, sont rangées des carapaces de tortues, jaunes et noires. qui servent d'écuelles. Aux parois de la case, près des nattes roulées qu'on étend le soir pour dormir, sont accrochés de petits éventails, tissés comme des nattes, en forme de drapeaux carrés ils servent, la nuit, quand la chaleur trop lourde chasse le sommeil.

Ralahy a marché cinq jours encore, après avoir quitté la case de l'hôte Imérinien. Il a vu de nombreux villages bâtis sans pierre ni terre, et connu les mœurs étranges de beaucoup d'hommes. Les Sakalaves pratiquent des interdictions sacrées inconnues aux Imériniens; leurs Ancêtres leur ont transmis des coutumes inouïes dans certains clans les pères épousent leurs filles, dans d'autres, aux funérailles des Chefs-de-guerre et des Faiseurs-de-Sortilèges, on tue pour les enterrer près du tombeau des esclaves et des femmes. Tous les Sakalaves regardent avec horreur la chair du porc, s'exposeraient, plutôt que d'en toucher, aux pires périls. Beaucoup ne mangent pas de poules et ne tolèrent pas qu'on en fasse cuire dans leurs maisons.

Respectueux des choses interdites, l'Imérinien aurait voulu connaître toutes ces coutumes pour les observer; car les Ëtres-épouvantables-qui-rôdent, ne sont pas les mêmes dans chaque pays, et on s'expose à leur colère, si on méprise les usages aussi l'étranger, loin de sa terre, est comme un petit enfant qui a perdu son chemin dans la nuit.

Ralahy, dans la solitude hostile, songe à toutes ces menaces; son esprit pieux multiplie autour de lui les embûches; le souffle du vent dans les arbres, le froissement qu'imprime aux herbes l'ondulation d'un serpent, font hérisser les poils de sa chair. Il a peur comme au jour où il s'arrêta sur la montagne pour contempler une dernière fois le pays de ses pères. Bien que les graines divinatoires aient prédit son retour, il redoute de mourir dans la brousse, loin des siens, et que son cadavre, privé d'honneurs, reste la proie des bêtes. Il n'y aurait plus de fils de la Race pour envelopper dans des suaires neufs, à l'époque rituelle, les corps des Anciens, à moins que l'enfant de la femme au beau corps ne prenne au Village-du-grand-fossé-rond la place due. Mais quel sort malheureux serait le sien! Il ne connaîtrait jamais son père; car les Hommes-sous-le-ciel auraient vite oublié jusqu'au nom de Ralahy, perdu dans le Pays-d'en-bas, sans avoir pu rajeunir comme l'avaient demandé les Ancêtres, la puissance déclinante du Seigneur-au-nombreux-butin. Ainsi sa mémoire ne laisserait pas plus de trace dans les traditions du clan que le passage d'une pirogue sur les eaux d'un grand fleuve.

Le jeune Imérinien essaie de s'arracher à ces tristes pensées. Mais la route est longue encore avant d'arriver à l'étape; sa fatigue augmente à mesure que le soleil descend vers l'horizon, et les oreilles de l'homme las s'ouvrent aisément aux voix mauvaises qui parlent dans la solitude.

Réussira-t-il à trouver, dans le pays Occidental, le lieu où croît l'Arbre sacré, pour régénérer la force de Randriambéhâze?  Son père lui a révélé le nom du village d’où était parti le Maître-du-talisman, et Ralahy l'a répété maintes fois dans les cases Sakalava la Roche-blanche, au bord de la Grande-eau-ronde, non loin de la Rivière-rouge. Il n'a pas oublié non plus le nom du Maître-du talisman le Seigneur-qui-a-mille-esclaves-pour-le-servir. Or, depuis deux jours, sans perdre de vue le cours de la Rivière-rouge, Ralahy suit la crête des collines, mais vainement il s'enquiert de la Roche-blanche, près de la Grande-eau-ronde personne ne sait, et dans le pays, disent les gens, il y a plusieurs lacs qui s'appellent la Grande-eau-ronde. Pourtant, la veille, un vieux rappelant ses souvenirs a parlé d'un village de la Roche-blanche, abandonné depuis longtemps, mais il ne s'est pas souvenu près de quel lac était ce village il savait seulement qu'à côté se trouvait un Doany, un lieu saint avec le tombeau d'un Seigneur d'autrefois; le nom de ce Seigneur était aussi sorti de sa mémoire.

Lentement l'Imérinien chemine dans la savane monotone. A l'horizon oriental s'allongent des lignes irrégulières de collines violettes; plus loin, s'amoncellent les montagnes du Pays-d'en-haut, et, chaque fois qu'il regarde de ce côté, ses yeux se voilent de larmes nostalgiques. Plus près, des coteaux rosés ouvrent au soleil les blessures béantes de vastes cratères creusés par les eaux. La terre Sakalave se pare d'un fouillis luisant d'arbres au feuillage clair, coupé dans les fonds d'herbages plantureux. Partout des lataniers, en forêt ou en clairière ils revêtent d'un manteau vert coteaux et collines, ils dressent dans la solitude mélancolique des herbages leurs hauts fûts droits, couronnés d'un bouquet de larges feuilles en éventails. Le sol, çà et là, se hérisse de termitières roses. Dans les bas-fonds marécageux, des raphias aux longues palmes remplacent les lataniers. La Savane, rousse et verte, est dominée dans le lointain par les silhouettes bleues, irrégulières et dentelées, des hautes montagnes.

Le soleil oblique miroite sur les eaux calmes d'un lagon; de l'autre côté, les cases serrées d'un gros village exhalent la fumée du soir. Raiahy s'arrête, partagé entre le plaisir d'arriver à l'étape et la crainte d'un accueil hostile. Il songe si ce lac était la Grande-eau-ronde . Si ce village était celui de la Roche-blanche ! Mais il sourit à ses propres illusions tant de lacs s'appellent, dans la terre occidentale, la Grande-eau-ronde et il sait de la veille le nom du village ce n'est pas celui qu'il cherche.

Il descend vers le lagon aux eaux dormantes, envahi par les rizières. Le riz nourricier ondule en vagues moirées d'un beau vert tendre, sur les bords du lac, autour de ses iles en prolongement de ses golfes. Par endroits la fange des rives se hérisse de roseaux, ailleurs l'eau disparait presque sous les larges feuilles de lotus, piquetées de fleurs bleues. Marais et rizières se confondent, les prairies de lotus alternent avec les champs de riz.

L'eau libre s'irise de tons d'opale. L'Imérinien admire la richesse de ce pays, où la plante nourricière pousse presque sans culture. Il songe avec angoisse à ceux de la Race qui vainement, là-bas, ont ouvert la terre dure à coups de bêche, et péniblement l'ont retournée.

Il a soif, il s'approche du lac pour boire. Soudain, comme il se baisse, il voit, à deux brasses du bord, des bulles d'air monter en grand nombre à la surface; scrutant la profondeur trouble, il devine une forme vague et longue, entre deux eaux; il fait un mouvement en arrière; aussitôt le museau, effilé et triangulaire, émerge, deux yeux fixes et cruels, comme posés sur l'eau, le regardent. La peur obsède l'homme; instinctivement il recule encore. Les yeux et le museau s'enfoncent, mais le caïman avance lentement, à toucher le bord. Une lumière rose miroite maintenant sur le lac Ralahy ne distingue plus rien. Du regard il scrute les rives et l'eau traîtresse, aperçoit d'autres monstres sur les plages fangeuses plusieurs sont vautrés; une ride triangulaire, au milieu du lagon, décèle la présence d'un qui nage lentement, en quête de proie. En ce pays Occidental ils pullulent dans les cours d'eau, les lacs, les simples mares. Le soir les femmes puisent l'eau de loin. dans  des courges creuses emmanchées de longs bambous, ou abritées derrière une pirogue maintenue près du rivage. Les premiers jours, Ralahy éprouvait, à voir les caïmans, une véritable terreur. Puis, devant l'indifférence des gens du pays, il s'est vite habitué à leur présence.

Jadis les eaux Imériniennes les recélaient aussi.

Au temps des grands Ancêtres, la rivière qui coule au fond de la vallée entre le Fossé-rond et le Village-des-bœufs, en était pleine; la nuit, ils venaient trainer dans les rizières leurs flancs écailleux et leurs pattes griffues, gâtant les récoltes, enlevant les cochons et les chiens, parfois les bœufs, attaquant dès la tombée du soir les femmes qui venaient puiser de l'eau. L'Imérinien se rappelle les contes de son enfance; sa mère et sa grand-mère avaient si souvent répété ces histoires dans les longs après-midi, pendant la sieste, à l'ombre chaude des cases; et les petits se cachaient le visage dans le lamba maternel lorsqu'il était question de la grande bête visqueuse, aux mâchoires énormes, mangeuses d'hommes. Ils se la représentaient aussi redoutable que le monstre Kinol, avec ses dents blanches aigues et ses yeux de braise, ou que le Serpent-à-sept-tètes, si long qu'il entoure de ses replis un village entier. Mais i'imerne en était débarrassée depuis des générations. Aucun Kinol ne rôdait plus, aux heures noires, dans les bois d'Ambohimanga; aucun vivant n'avait vu de Serpent à sept têtes, les caïmans eux-mêmes pullulant autour des douze montagnes saintes avaient été chassés par les Hommes-sous-Ie-jour et par les amulettes efficaces héritées des Anciens.

A peine en voyait-on encore quelques-uns aux chutes de la rivière Ikopa, où commencent les terres désertiques. Or voilà que Ralahy contemplait tous les jours les monstres des légendes. Les histoires de son enfance affluaient à sa mémoire. I! se rappelait le conte du Bœuf et du Caïman, liés ensemble, au matin des âges, par l'Interdiction du sang; mais le Dos-écailleux viola son serment, et, depuis, les fils de leurs fils ne s'aiment guère. On contait aussi au Grand-fossé-rond que jadis une femme de la Race, demandée en mariage par un étranger qui s'appelait le Caïman-mâle, était partie avec l'homme et une petite esclave elle marchait devant, portant sur sa tête les nattes et les corbeilles; l'homme venait derrière, et ensuite la servante. Mais voici qu'au passage d'une rivière, et comme la nouvelle mariée avait de l'eau à mi-jambe, elle entendit l'esclave crier :

- Regarde, Faravavy, regarde comme ton mari change !

Et, se retournant, elle vit l'homme au nom étrange se métamorphoser en caïman; sa tête s'aplatit, s'effila en mâchoires monstrueuses; ses bras se couvrirent d'écailles; ses doigts se durcirent en griffes; s'allongeant sur l'eau, il saisit Faravavy épouvantée et l'emporta dans son trou.

Ainsi de bizarres correspondances existent entre les clans des hommes et les races des bêtes. D'espèce à espèce se lient des amitiés, s'entretiennent des haines. Ralahy sait que souvent les âmes des morts vont habiter le corps de certains animaux, que les Faiseurs-de-sortilèges enferment dans une enveloppe bestiale les doubles d'hommes vivants, ou prennent eux-mêmes, à volonté, telle forme qui leur plaît. Si les bêtes pouvaient converser avec les hommes, quelles étranges histoires elles leur conteraient ! Les anguilles, les poissons et les caïmans connaissent les choses mystérieuses des eaux; les serpents assistent dans la nuit des tombeaux aux faits et gestes des Ancêtres redoutables les oiseaux vivent dans les forêts et les broussailles à côté des Etres-épouvantables-qui-rôdent. Si Ralahy possédait le talisman capable de muer un homme en oiseau ! Il se changerait en vorondréo au doux cri, et, porté par ses ailes rapides, il irait chanter la plainte d'amour sur la case de la bien-aimée; ou bien, métamorphosé en papango à la large envergure, il ravirait dans la forêt mystérieuse le rameau de l'Arbre-sacré, destiné à rajeunir la force du Seigneur-au-nombreux-butin ! L'Imérinien a vu tant de choses nouvelles, depuis qu'il a quitté la terre rouge pour descendre dans le Pays-d'en-bas En une demi-lune, il lui semble qu'il a plus appris qu'en dix ans; et le sens de maintes choses mystérieuses s'est affiné en lui. Il ressent l'enthousiasme des grands devins, Maîtres du temps et Dépositaires de secrets merveilleux. Il voudrait posséder toute la science des Sakalaves, faiseurs de talismans, et de ces Antalôtres qui ont hérité des Silama. Alors il saurait quelles âmes se cachent dans les corps écailleux vautrés sur les plages des fleuves; il connaîtrait les amulettes et les mots efficaces pour fermer les mâchoires des caïmans et traverser impunément les eaux hantées.

L'Imérinien ne se lasse pas de regarder le lac plein d'îles de rizières et de champs de lotus sur les feuilles largement étalées, des échassiers se promènent; de minuscules oiseaux, accrochés aux tiges du riz, pépient; des canards tsirîres au bec plat s'envolent à lourds coups d'ailes, effrayés par le bond d'un caïman; nonchalamment un serpent ménarâne ondule dans les herbes de la rive. La vie étrange des bêtes pullule dans les eaux, sur la terre et dans le ciel. Mais l'homme du Fossé-rond est ignorant des choses et des Êtres du Pays-d'en-bas il n'éprouve plus, lorsqu'il est seul dans la brousse, cette impression d'harmonie avec ce qui l'entoure, et qui contribue à la douceur de vivre.

Le découragement, de nouveau, l'envahit. Il regrette les soirs limpides et frais de la; terre Imérienne. Un moment, oublieux des caïmans et des périls inconnus, il ferme les yeux au spectacle du lac grouillant de vie végétale et animale, il ne sent plus la chaleur humide que dégagent ta terre et l'eau. Il semble que son double sort de lui, devient pareil à un Ancêtre-parfumé. Il revoit la source claire où les femmes de la Race vont puiser l'eau dans les vases de terre, le bois des manguiers où il a connu la Fille-au-beau-corps, le grand rocher gris habité par l'esprit du Vazimba. Là-bas, pierres et bêtes lui sont familières, et la Race en elles a répandu son Esprit, car il est dit dans les traditions des Anciens que le même souffle anime les corps des animaux et des humains: et la première âme, lorsqu'elle s'échappe de la bouche des morts, va se cacher dans !a fissure du rocher, dans l'eau de la source, ou sous l'écorce des arbres.

Un serpent, non loin de lui, glisse soudain; les hautes herbes bruissent; la Bête-longue, marbrée de jaune et de noir, plus grosse qu'un pilon à riz, passe sans s'inquiéter de l'homme. Au même instant un petit passereau peureux s'envole, monte droit dans l'air et jette en notes claires son chant joyeux; dans le ciel bleu il semble danser, comme ivre de lumière et de mouvement. P !ahy a reconnu l'oiseau Sorohître, vénéré des ïmériniens il le suit des yeux; en lui peut-être vit l'âme de quelque ancêtre mort loin du pays natal.

Car jadis les hommes du clan firent le serment d'alliance et d'amitié avec la race des Sorohîtres.

Un jour s'enfuyait, surpris par des brigands, le grand Ancêtre qui avait creusé autour des cases le fossé rond; à un moment, épuisé de fatigue et coupé du village, il se cacha dans des broussailles, et il n'espérait guère échapper aux hommes armés de sagaies qui couraient derrière lui.

Ceux-ci s'arrêtèrent tout près, cherchant des yeux le fugitif. Or il n'y avait aux alentours qu'un seul buisson dans toute la lande couverte d'herbe sèche un sorohïtre perché y chantait sa chanson.

 

Il n'est sûrement pas caché là, dit le chef des ennemis, sans quoi cet oiseau se serait envolé.

Et ils poursuivirent leur chemin. Le grand Ancêtre put sauver ainsi sa vie et sa liberté. Arrivé dans le village, il réunit tous les siens, et leur conta son aventure. En terminant il ajouta :

-Si quelqu'un de mes descendants tue ou mange l'oiseau Sorohître, si, le voyant poursuivi par un épervier, il ne s'efforce pas de le faire échapper, qu'il soit maudit, lui et les siens, qu'il devienne lépreux, que ses bœufs meurent de maladie. et que tous ses biens soient perdus pour ses héritiers !

Depuis ce jour l'oiseau Sorohître fut en grande vénération parmi ceux de la Race. Ses petits pullulaient dans l'herbe des collines autour du Grand-fosse-rond, et les mères défendaient aux enfants de leur jeter des cailloux.

Aussi Ralahy. plein de joie, se sent moins isolé dans la brousse pleine d'embûches. Le Sorohître le guidera comme il a fait pour le grand Ancêtre, chassé par les brigands. Le petit passereau, après avoir chanté son chant au-dessus de l'Imérinien, s'est enfui à tire d'ailes dans la direction du village, par-delà le lac hanté des caïmans.

Ralahy suit l'appel et marche vers la case de l'hôte inconnu qui le recevra ce soir.

 

La coutume  des ancêtres

Charles RENEL (1866 – 1925)

Editeur P. Ollendorff (Paris) 1910-1925

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article