Nouvelle: LE SEIGNEUR-AU-NOMBREUX-BUTIN
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LE SEIGNEUR-AU-NOMBREUX-BUTIN
Depuis le jour que l'enfant de la Race fut conçu dans le ventre de la Fille au beau corps, des maux sans nombre fondirent sur Ralahy et sur tout le clan du Grand-fossé-rond. Personne dans le pays n'ignorait la grossesse de Ranah les hommes en parlaient dans les rizières et les femmes au bord des trous d'eau. Le blâme allait à Rakotobé, qui d'avance rejetait l'enfant accordé par les Ancêtres. Mais on n'osait lui en souffler mot, tant on craignait le Surveillant-du-temple et les Missionnaires, porteurs de la Parole nouvelle.
Dans le haut pays, les malheurs succédaient aux malheurs. Un soir, une vache pleine, du troupeau de Ralambe, ne rentra pas dans le parc et nul ne l'entendit meugler. Le lendemain, on se mit a sa recherche un vol de papangues, tournoyant au dessus d'un ravin, la fit découvrir; elle était tombée le long d'une paroi rocheuse et s'était tuée net. Déjà les chiens efflanqués déchiquetaient son cadavre. Or la mort d'une vache pleine est d'un mauvais présage pour la fécondité de la terre.
Des gens moururent autrement que de vieillesse, et on ne put discerner les maléfices dont ils avaient été l'objet.
Une maladie sévit parmi les enfants, les petits dépérissaient, la Race se fanait dans sa fleur, et les amulettes habituelles restèrent inefficaces.
Puis, soudain, en pleine saison chaude, la pluie cessa de tomber. Tous les soirs des nuages noirs s'amoncelaient dans la direction du sud, on entendait tonner sur l'Ankarâtre, mais le Ciel gonflé d'eau ne se déversait pas sur la terre, ou, si l'orage éclatait, c'était au loin. Après une demi-lune, le sol desséché il crevassa, le ruisseau qui descendait le long de la vallée cessa de couler dans les rizières, au Nord et au Sud du village, le riz à repiquer jaunit.
Dans la case de Ralambe, les Anciens du village sont rassemblés. Ils ont choisi cette demeure de préférence à toute autre, parce que l'Idole Randriambéhàze, protectrice du pays, y est conservée, et que Ralambe son gardien sait interroger les Sorts. D'ailleurs n'est-il pas le descendant direct de Randriennbé, le grand Ancêtre, qui creusa dans l'espace de deux lunes, avec ses esclaves, le fossé rond?
Les Vieux, enveloppés de lambas de soie rayés de noir et de rouge, ont mis les hauts chapeaux réservés pour les cérémonies autour de leur cou sont suspendus à des fibres de raphia les talismans efficaces, inclus en des cornes de bœuf, ou cachés dans des morceaux d'étoffe bleue. Mais aucune de ces Émanations des Invisibles n'est aussi célèbre que Randriambéhâze le Seigneur-au-nombreux-butin repose mystérieusement dans sept corbeilles incluses les unes dans les autres et déposé sur un rayon de bois au Nord de la Case, près de l'angle où se manifeste, lorsqu'il lui plaît, l'Esprit des Ancêtres.
Les Vieux sont accroupis dans le coin sacré. Ils devisent, ils discutent. Derrière leurs sourcils blancs, leurs yeux sont pareils à des trous, au fond desquels luit l'orgueil de la Race. Ralambe est l'un des plus jeunes, bien qu'il soit né au temps de Ranavalone 1ere longtemps avant la mort de cette reine. Mais l'esprit du grand Ancêtre, fondateur de la Race, habite en lui, et tous écoutent ses avis.
En leur cœur, les Vieux roulent de tristes pensées, ils comparent les calamités d'autrefois à celles d'aujourd'hui, ils regrettent l'époque abolie où les Êtres se montraient favorables, où les Rites étaient efficaces. Le malheur des jours présents exalte leur âme, et les plus âgés d'entre eux se sentent proches déjà des Ancêtres vénérables, dispensateurs de biens. Ils cherchent en leur esprit les moyens de venir en aide à la Race menacée.
Longtemps ils se taisent, méditent sur les causes et les effets, sur les sortilèges et les expiations. Et leurs yeux, de temps en temps, se lèvent vers le coin du Nord-Est, où repose l'Idole protectrice. Rabémanandzar-te-Discoureur rompt le silence.
- Les malheurs s'abattent sur le haut pays comme une nuée de sauterelles. Les bœufs dépérissent dans les parcs, les petits enfants meurent dans les cases. Si le riz se dessèche tout à fait dans nos rizières, il ne nous restera plus qu'à quitter le Village de nos Pères et les tombeaux où reposent nos Ancêtres.
- Hier encore, dit Raïmbo l'Annonciateur-des-jours, l'oiseau takâtre, aux ailes lourdes, au cri funeste, a volé au-dessus du Village il a passé et repassé sur le toit de ma maison le petit Rakote, mon dernier né, a pleuré en l'entendant; aujourd'hui il est malade et refuse de manger.
- Pendant que nos parcs sont vides, s'écria Ralambe, et que dans nos cases les vieux sont plus nombreux que les enfants, la vie est douce pour les gens d'en bas; le Village-des-bœufs s'enrichit, quoique la Coutume des Anciens n'y soit plus observée. Mon fils Ralahy a rendu mère la fille de
Rakotobé, mais le Surveillant de la Case-des-prières, orgueilleux de ses biens, méprise notre parenté et refuse de nous donner les descendants accordés déjà par les Ancêtres.
- Que sont nos malheurs personnels, reprit Rabémanandzar à côté de ceux qui menacent tout le village. Bientôt la Race mourra de faim ou sera réduite à manger les graines des lotus elles racines des fougères, car déjà le riz sèche dans les rizières. Si le Faiseur-de-pluie ne peut forcer l'eau à tomber, il n'y aura pas de récolte dans la première saison. La famine sera plus terrible qu'au temps où le grand Ancêtre occupait les hommes valides à creuser le Grand-fossé-rond. Les cultures furent abandonnées et la faim tordit les entrailles des vivants. Il n'y avait plus ni riz, ni manioc, ni brédes. Des bandes de pillards venus de l'Ouest avaient enlevé les bœufs, et le roi de la Forêt-bleue, à l'Est, réclamait sa dime. Du Nord soufflait la Détresse. et du Sud l'Infortune. Comme on ne trouvait rien à manger, on allait sur les montagnes recueillir les graines et les racines des herbes avok, dédaignées des oiseaux. Ceux qui n'avaient plus la force de les déraciner avec les mains les arrachaient avec les dents. Ils se relevaient, les lèvres pleines de terre jaune, comme des porcs qui ont fouillé de leurs groins les rizières. En souvenir de quoi on donna à cette famine le nom de Bouches-jaunes.
- A cette époque, interrompit Ralambe, le Seigneur-au-nombreux-butin, apporté du pays Sakalave, manifesta pour la première fois sa puissance. Il mit fin à la disette; par lui l'eau ruissela dans les rizières, et l'abondance de nouveau règna dans le pays.
- Il y eut aussi une grande famine, dit encore le Discoureur, au temps du Seigneur-aux-nombreux-esclaves. Alors les hommes étaient devenus maigres comme les bœufs qui tonte une saison ont piétiné les rizières. Beaucoup moururent, en cherchant des racines dans la campagne, et les survivants, par faiblesse, ne pouvaient ramener leurs corps au village, ni les porter dans le tombeau des Ancêtres. Çà et là, sur les collines, les oiseaux et les chiens dévoraient les cadavres abandonnés ce fut le temps des ossements humains qui blanchissaient hors des sépultures.
- On implora Randriambéhâze, répéta RaIambe il sauva nos aïeux de la mort.
- Et quand vint, pendant la jeunesse de nos grands-pères, l'époque où des mères mangèrent le riz réservé pour les enfants, où des pères volontairement fermèrent les oreilles aux cris de leur géniture affamée, le Seigneur-au-nombreux-butin, invoqué, répondit à l'appel de nos Ancêtres. Cette fois encore, il nous aidera
- Randriambéhâze nous aidera, répètent les Vieux, en se tournant vers le coin des Ancêtres.
Randriambéhâze ! eh Randriambéhâze ! écoute lavoix de la Race qui clame vers toi t
Ralambe, sans rien dire, s'est levé pour accomplir les rites. Il s'approche du coin Nord-Est par-delà les parois de la case, par-delà les montagnes qui barrent la vue, plus loin que ne voient d'habitude les yeux des hommes, il regarde dans la mystérieuse direction des Origines obscures trois fois, en abaissant les mains réunies, i! se courbe vers la Terre maternelle, qui porte en son sein les Ancêtres morts et les germes des générations non encore nées, puis il élève ses paumes ouvertes dans l'air subtil, où mêlent leur souffle à celui des vivants tous les Êtres Invisibles.
Il prend les corbeilles sacrées, enlève successivement les six plus grandes incluses les unes dans les autres. Quand apparaît la septième, les vieux s'inclinent avec respect, Ralambe tire du jonc tressé une caissette en ébène, enveloppée d'étoffe rouge il déplie l'étoffe, soulève le couvercle noir incrusté d'argent aussitôt, douce aux narines des vivants et des Ancêtres, une odeur de miel et d'encens se répand dans la case. Le Prêtre érige et présente à l'adoration des vieillards l'Idole sainte, le Sampy Randriambéhâze, Donneur-des-biens, Ecarteur-des-maléfices.
C'est un bois de la longueur d'un bras d'enfant, de la grosseur d'un pilon à riz. Son extrémité est taillée grossièrement en forme de visage humain deux perles blanches figurent les yeux un anneau d'argent marque la place du cou le reste est enserré dans un réseau de perles blanches et rouges. Deux cordelettes, attachées au milieu du bois, retiennent tout un appareil de pendeloques morceaux de racines et menues branches de l'Arbre-sacré, pour fixer l'Esprit des Invisibles qui rôdent, - longues perles bleues en forme de tiges de plantes, protectrices contre les pointes des sagaies, les lames des couteaux et les balles des fusils, petites images de bœufs en argent, destinées à accroître la richesse, - morceaux de vieilles piastres coupées, offerts jadis par les Ancêtres élevé depuis au rang des Seigneurs-parfumés, coquillages blancs en forme de boucliers, qui protègent contre les maléfices, et tous les objets qui figurent d'ordinaire dans l'attirail sacré des idoles.
Ralambe, avec une écharpe rouge, attache Randriambéhâze à l'extrémité d'un long bâton d'ébène terminé par une pointe d'argent il le fixe d'un seul coup dans le sol de la case. Tous les vieux se lèvent, ceignent leurs lambas autour des reins, et dansent devant l'Idole, pour lui faire honneur, la danse des Anciens. Ils s'accompagnent, les Vieux à barbiches grises, d'un chant monotone et lent, scandé d'interjections, où revient à tous moments le nom du Seigneur-au-nombreux-butin. Leurs pieds à la peau flétrie, aux tendons saillants, dont les doigts sont pareils à des racines tordues, frappent la terre en cadence ils avancent, puis reculent tous ensemble, ensuite ils tournent les uns derrière les autres, comme font les Pintades mâles, les soirs où commence la saison nouvelle, sur les grèves des rivières, à l'ombre des feuillées.
Puis, vite fatigués, ils s'arrêtent, les Vieux aux chefs branlants leurs, genoux fléchissent, leurs pieds restent tremblants d'un mouvement rythmique au bout des bras tendus ondulent leurs mains osseuses, et leurs longs doigts se courbent et s'agitent comme les têtes des jeunes anguilles balancées dans le courant.
Quand les Vieux lassés ont bien réjoui Randriambéhâze, ils s'accroupissent de nouveau. Sur l'étagère de l'Idole, Ralambe prend une pierre plate et polie, la pose à terre à l'aide d'une coquille jadis vivante dans l'Eau-sainte de la mer, il puise des braises au foyer, les mêle sur la pierre à des morceaux de la résine qui découle de l'arbre ramy. Aussitôt une fumée bleuâtre et parfumée se répand dans la case. Le prêtre saisit le bâton d'ébène, support du Sampy, il le balance doucement dans la fumée odorante. Le ramy pétille, les nuages bleus deviennent de plus en plus épais, l'Idole y disparaît presque, et l'officiant, dans sa main, sent frémir le bâton d'ébène, en même temps que bruisse, dans les pendeloques entrechoquées, la voix du Sampy, car Randriambéhàze s'agite de lui-même, et danse, joyeux, dans la fumée du ramy.
Son gardien chante alors l'incantation rituelle, et chaque fois qu'il reprend haleine, les vieux battent des mains en cadence.
Randriarnbéhâze ! hé ! Randriambéhâze ! Tu n'as pas de mains pour agir, et tu peux soulever l'homme qui te tient au bout d'un bâton! Tu n'as pas de pieds pour marcher, et tu cours plus vite que, sur ses quatre pattes, un jeune taureau!
« Tu es plus fort que le vent qui souffle de l'Est au moment de la pluie des mangues, plus redoutable que le nuage noir qui s'élève au crépuscule sur le mont Ankarâtre Tu es, sur la Terre que nous foulons, le Procréateur ! Tu es, dans l'air que nous respirons, le Seigneur-parfumé !
« Si une infortune vole vers le village sur les ailes de l'oiseau takàtre, pour l'empêcher, qu'on donne à Randriambèhàze un lamba indien aux vives couleurs, qu'on tue pour lui un taureau sur la porte de pierre du Grand-fossé-road, qu'on asperge tout l'intérieur des cases avec l'eau sanctifiée par les feuilles de lotus et par les pierres rouges invincibles-au-malheur t
« Randriambèhâze! Hé ! Randriambèhàze 1 Viens à notre aide ! Fais pour nous la pêche aux richesses, fais pour nous la chasse aux maléfices, dur chasseur, Seigneur-au-nombreux-butin ! »
Les fumées du ramy se dissipent, Randriambèhâze cesse de s'agiter dans la main de sou gardien. Alors Ralambe reprend l'Idole, la dépose dans la boîte d'ébène, replace celle-ci dans les sept corbeilles. Puis, des deux mains, il s'appuie au mur en face de l'endroit où repose le Seigneur au-nombreux-butin, et fait tourner sa tête sur tes épaules d'un mouvement d'abord lent, puis de plus en plus rapide. Sa chevelure s'agite comme le feuillage de l'arbre hàsine au souffle du vent ou comme l'algue tsirire dans les remous de l'eau. Il s'arrête, siffle doucement pour appeler Randriambèuàze, prononce à demi voix des paroles sans suite, puis il recommence à faire tourner sa tête plus violemment. il est hors de lui, tout son corps est agité de tremblements; soudain il chancelé, s'incline à droite et à gauche, enfin il tombe lourdement.
Longtemps il reste étendu par terre sans bouger mais l'Esprit le possède, des mots entrecoupés s'échappent de ses lèvres. Les Vieux attendent que Randriambèhàze lui permette de s'éveiller, une angoisse sacrée oppresse leurs poitrines, et aucun d'eux ne prononce une parole.
Enfin Ralambe péniblement se lève, il annonce les volontés du Seigneur-au-nombreux-butin. Pour que prenne fin la sécheresse, les hommes de la Race devront célébrer le sacrifice de la Vache-donneuse-d'eau et faire danser l'Idole dans la cascade, au fond du Ravin-boisé.
Pendant que les Vieux tiennent leur conseil dans la case de son père, Ralahy, une bêche sur l'épaule, s'en est allé très loin dans la montagne, près des sources boueuses du ruisseau tari. La terre de ce lieu difficile d'accès n'appartient à aucun village. personne ne l'a remuée encore pour y semer le riz ou pour y planter le manioc. Ralahy travaille ce sol où un peu d'eau s'est conservée, il y jettera quelques grains de riz en prévision d'une disette plus longue. H bêche d'abord avec ardeur, mais bientôt son bras se fatigue, il lui semble que la terre se durcit davantage à mesure qu'il la retourne il va s'asseoir sur un rocher d'où la vue s'étend au loin sur le pays. De là il aperçoit Tananarive dans le lointain, à l'opposé de l'Andrinnguitre-pierreux, la vaste étendue des rizières, les unes jaunes et desséchées, les autres encore vertes, grâce à l'eau des fleuves intarissables. A ses pieds la montagne du Grand-fossé-rond lui semble toute proche, il regarde sa case et celle de son père. d'où s'échappe un peu de fumée bleue. Des chiens faméliques errent çà et là dans les cours, des enfants nus jouent sur les aires où depuis longtemps on n'a plus battu le riz. Plus loin, par-delà les collines sèches et nues, le bois des manguiers met une tache vert sombre dans le paysage rouge. Plus loin encore, dans le bas pays, le Village-des-bœufs domine de ses riches maisons à varangues les rizières vertes où l'eau ruisselle.
En son esprit Ratahy compare le sort des deux villages, le sien et celui de Ranah l'un. Toujours plus riche, surpeuplé de femmes et d'enfants, aux silos pleins de riz, les barrières de ses parcs cèdent presque sous la poussée des bœufs, et des pots lourds de piastres sont enterrés dans les maisons, sous les foyers. L'autre n'offre que cases en ruines, ses trous à bœufs sont vidés, le sang de la Race semble près de s'y tarir. Ralahy se réjouit presque de ce que Rakomoubé lui a refusé sa fille.
Qu'avait-il à lui offrir au Grand-fossé-rond ? La misère, la famine. Elle est plus heureuse au Village-des-bœufs. Mais une pitié de lui-même le prend, en songeant au rejeton de la Race, sorti de lui et que nourrit le ventre de Ranah. Pourquoi le sépare-t-on de la femme féconde? Pourquoi les Procréateurs, les Seigneurs-parfumés en accordant la postérité, n'ont-ils exaucé qu'à demi ses vœux ?
Le sang afflue à sa tête, une colère lui vient il tend le poing fermé vers le village ennemi qui retient au loin, avec le fruit de sa chair, le corps désiré de la bien-aimée. H sent peser sur lui la fatalité des vieilles histoires de haine et de vengeance souvent contées par son père. Ses amours contrariées ne sont qu'un épisode de la lutte entre les deux clans, de la guerre ancestrale décharnée par Rabé et. Rambou, les deux frères, lorsqu'ils commencèrent à se haïr pour l'amour d'une femme au beau corps. Voici que renait l'éternelle querelle. Faut-il que lui aussi, comme jadis Rabé, quitte le Grand-fossé-rond, abandonne le tombeau de ses Ancêtres, pour fonder un nouveau village?
La possession de Ranah est-elle à ce prix ? Il lui prend envie de descendre jusqu'à la maison de Rakoutoubé, pour demander à la bien-aimée de partir au loin, hors de la vue de l'Andrianguitre et de Tananarive-la-haute, dans des régions où personne n'aurait entendu parler de l'histoire de Rabé et de Rambou. Mais son père ne le maudirait-il pas, et sait-on quelle vengeance les Ancêtres peuvent tirer du descendant qui renonce au lieu de leur tombeau ?
Pendant qu'il roule en son cœur de tristes pensées, son regard ne cesse d'aller du Grand-fossé-rond au Village-des-bœufs. Des vaches paissent à la lisière du bois des manguiers. De grands oiseaux blancs, aux pattes noires, au long bec jaune, marchent gravement parmi elles. Soudain ils prennent leur essor vers les cases, en battant l'air de leurs larges ailes. Ralahy voudrait être comme eux, pour rejoindre Ranah par-delà les collines, les bois et les rizières ses désirs, comme un vol d'oiseaux blancs, s'en vont vers la femme au beau corps.
Tout l'ennuie il est las de travailler, il met sa béche sur l'épaule et descend vers le Grand-fossé-rond. Quand il. franchit la porte de pierre, tout est en rumeur pour le sacrifice, réclamé par Randriambèhâze, de la Vache-donneuse-d'eau.
Ralahy, avec les jeunes hommes et quelques vieillards, s'en va vers le vallon où paît le troupeau, pour choisir la victime. Elle doit être noire et blanche, noire comme le ciel chargé de nuages et gonflé de pluie, blanche comme les taches brillantes de l'eau qui luit dans les rizières ou coule le long des rochers. Il faut aussi qu'elle porte en son ventre un fruit avancé déjà, car la fécondité de la vache est un symbole de la fertilité de la terre. Or une telle bête existait dans le troupeau du village elle appartenait à Ratsimbe le riche.
Ralambe la désigne aux jeunes hommes. Ratsimbe eût préféré que le sort tombât sur un autre habitant; en son cœur il regrette que le gardien de l'Idole ait demandé une Vache-donneuse-d'eau plutôt qu'un Taureau-distributeur-de-biens, au poil roux tacheté de blanc. Mais il ne laisse rien paraître de son dépit, car il a peur de déplaire à Randriambéhâze ou à son prêtre.
Les jeunes gens, à grands cris et avec force gestes, séparent la victime du reste du troupeau. Alourdie par son ventre et prise d'inquiétude, elle baisse les cornes vers la terre, se met à meugler.
Ralahy s'approche, lui jette un lien autour des cornes; la vache recule, tire en arrière. Trois hommes s'arc-boutent; la corde solide se tend, la bête ne bouge plus de son mufle elle touche presque le sol, son souffle fait voler poussières et brindilles.Elle frappe la terre, en vain, de ses sabots d'autres jeunes hommes lui attachent des cordes aux pattes, puis tirent tous ensemble. Elle fonce ils la retiennent par derrière. Elle veut reculer ils la traînent en avant. Ainsi, ruant, bondissant, tantôt trottant, tantôt se laissant tirer, elle arrive jusque dans le village. On lui lie les pattes, on la renverse sur une jonchée de roseaux verts et de feuilles de lotus toutes gonflées d'eau, naguère vivantes dans le marais. La victime qui va mourir, jette sur la foule des regards effarés au pied de la case du Sampy, sur une large natte neuve, se sont accroupis les Vieux; en face, les jeunes gens, debout, forment un groupe; à droite et à gauche, femmes et enfants, assis par terre, battent des mains en cadence et chantent les chants rituels.
Ralahy regrette de ne pas voir parmi elles Ranah au beau corps il se rappelle la grande fête de la translation des Ancêtres, et les sacrifices de bœufs, et les nattes funéraires, pénétrées du parfum des Morts, où s'étendit la bien-aimée. A ce moment-là, sans doute, les Ancêtres la préparèrent à recevoir le germe de la Race. Pourquoi n'ont-ils pas tenu leur promesse jusqu'au bout ? Pourquoi Ranah, mère future d'un fils du clan, n'est-elle pas à sa place parmi les femmes du Village ? Est-ce que de mauvais Sorts pèsent sur lui ? Il redoute l'avenir, il a peur du présent.
Cependant Ralambe se lève, s'approche de la victime, couchée, sur la jonchée de feuillages verts.
Il fait l'invocation rituelle, en scande chaque phrase par un coup de son bâton d'ébène sur le ventre gonflé de vie prochaine, puis il jugule la bête le sang ruisselle en flot pourpré sur la verdure, on en recueille une part dans un large van de bois dur.
Ensuite Ralambe va chercher Randriambéhaze, et, trempant le bout de ses doigta dans le sang tiède, il en arrose l'Idole. On ouvre le ventre de la vache; son fruit apparaît, palpitant de vie dans la chair morte de la génitrice image de la récolte future, jaillie du sol rouge ouvert par le tranchant des bêches, et où doit ruisseler, comme un sang qui vivifie, l'eau fertilisante. Avec anxiété, les Vieux se penchent sur la victime, car le sexe de l'animal à naître influe sur la moisson à venir s'il est mâle, l'année ne sera que médiocre; s'il est femelle, les tas de riz s'arrondiront comme des ventres maternels.
La vache portait un veau~ Les Vieux sont désappointés leurs yeux se voilent de tristesse, cependant qu'ils accomplissent, en un geste machinal, le rite pour faire venir la pluie.
De tous côtés accourent les chiens aux côtes saillantes, faméliques, flairant l'odeur de tuerie dans le ciel bleu un couple de papangues tournoie, les ailes étendues, et, patiemment, décrit des cercles autour du lieu où fume le sang.
Sept garçons et sept filles, dont les pères et les mères sont encore vivants, prennent des roseaux verts et des feuilles de lotus sur lesquelles a ruisselé le liquide vivifiant, et se dirigent vers la cascade du Ravin-boisé. Ralambe les suit il érige Randriambéhâze du bout de son bâton d'ébène. Le Sampy est en transe il s'agite, entraine son gardien à droite et à gauche, en avant et en arrière~ l'homme titube comme s'il avait bu du jus de canne fermenté, il obéit aux impulsions de l'Esprit, par instants il semble qu'ii va être enlevé de terre. Derrière lui, un Vieux porte la bosse, lourde de graisse, de la vache sacrifiée, et un autre le van de-bois dur, où luit, sous le soleil, la pourpre du sang. Le village entier les accompagne, battant des mains en cadence et chantant le chant rituel. Quelques-uns frappent avec des baguettes sur les peaux de bœuf tendues des ampongues, ou du bout des doigts font vibrer les cordes de bambous des Valiha.
Tous descendent jusqu'au Ravin-boisé, Tëte-de-l'eau, et parviennent à la cascade, presque tarie après la longue sécheresse. Là, une muraille rocheuse barre le Ravin, assez haute pour qu'un homme monté sur les épaules d'un autre n'en atteigne pas le sommet. Le ruisseau se précipite, tombe avec fracas, rejaillit sur des blocs amoncelés, puis s'écoule vers la plaine jusqu'aux rizières du Viiïage-des-bœufs, encore vertes. Les Vieux pensent avec amertume que les hommes d'en bas leur ont volé cette eau, car dès l'âge du grand Ancêtre, on y venait baigner le Seigneur-au-nombreux-hutin, protecteur du haut pays, et dans la cascade réside la force mystérieuse qui, avec le sang de la vache et l'écume de l'eau ruisselante, rassemble les nuages et rend l'humidité à la terre procréatrice du riz. Les gens du Grand-fossé-rond voudraient pouvoir empoisonner cette eau, pour qu'elle tue les bœufs et dessèche le riz du Village d'en bas, pour qu'elle fasse mourir les vivants en d'effroyables douleurs d'entrailles mais une interdiction sacrée les en empêche, à cause des rites institués par les Ancêtres à la Cascade-du-Ravin-boisé. Ils s'approchent donc de l'eau avec respect.
Les sept garçons et les sept filles y plongent les feuillages, les agitent et en aspergent les assistants.
Ralambe place Ratidriambéhâze sous la cascade jaillissante, l'Idole s'élève et s'abaisse, elle danse au milieu des lumières multicolores que le soleil allume dans l'eau. Les hommes de la Race, joyeux, et fiers de la puissance de leur Sampy, mettent en lui leur espérance et comptent sur des jours meilleurs.
Ils oublient, dans la joie de l'heure, les maux passés, et même s'endort en leur cœur la haine des gens du Viliage-des-bœufs.Dans l'eau ruisselante ils jettent des fragments de corail rose, des morceaux de piastres coupées, des perles diverses,–les œufs-de-chèvre, en porcelaine bleue ou blanche, les Invincibles-au-malheur, couleur de miel, les Œils- de-bœuf aux nuances changeantes, les Sanctificatrices bleues et noires qui renforcent la puissance des Idoles. En même temps tous répètent le chant rituel:
Hé ! Randriambéhàze 1 Hé ! Maître de la terre, Maître de la Vie, notre Maître ! Au bout du bâton d'ébène élève-toi pour danser ! L'CEil-du-jour pour toi brille dans le ciel et illumine l'eau jaillissante du Ravin-boisé ! Danse, pendant qu'il fait grand Clair-de-Soleil !
« Hé ! Randriambéhâze ! Hé ! Au bout du bâton d'ébène, élève-toi pour danser t Tu es notre Seigneur-parfumé t Ta force s'étend sur le village du Grand-fossé-rond, sur ses habitants, ses bœufs et ses rizières Danse dans l'eau jaillissante du Ravin-boisé !
Hé ! Randriambéhàze 1 Hé ! Au bout du bâton d'ébène élève-toi pour danser Fais monter l'eau jaillissante et que des nuages elle retombe sur notre terre pour fertiliser les champs et gonfler les épis du riz Qu'il tombe cent et cent fois plus de gouttes de pluie qu'il n'y a de grains de riz dans les greniers de la Reine 1
Hé ! Randriambéhâze ! Hé 1 Nous t'apportons les roseaux verts et les feuilles de lotus fraîches !
Nous les agitons dans l'eau pour troubler la source comme doit être troublé le ciel, quand s'accumulent les nuages.
« Hé ! Randriambéhâze ! Hé ! Tu es fait de morceaux de bois, mais ce bois consacré parle, ce bois entend. 0 yeux de Randriambéhâze ! regardez les hommes de la Race réunis. 0 oreilles de Randriambéhâze écoutez ce que vous dit le peuple.
« Elève-toi pour danser dans la source claire du Ravin-boisé t L'eau n'en a point été souillée ni par un porc, ni par un sanglier, ni par une taupe, ni par un hérisson ! Les hommes de la Race se sont abstenus de toutes les choses dont il est parlé dans les Interdictions ! Ils n'ont pas mangé ta chair du cochon et de la chèvre ils n'ont pas employé comme fumier les cosses d'arachides; ils n'ont pas apporté dans le village les branches de la forêt encore vertes les femmes ont toujours vanné le riz en se tournant vers l'Ouest les hommes ont bêché les rizières en commençant par le coin rituel, et personne n'a avancé le pied gauche le premier en passant le seuil de ta case !
« Hé ! Randriambéhâze ! Hé ! Nous voici, nous, tes esclaves obéissants ! Nous t'offrons pour te faire honneur la bosse lourde de graisse de la Vache-donneuse-d'eau 1 C'est pour toi que nous l'avons tuée Et ce n'est pas une vache morte de maladie, ni un bien devenu inutile pour nous !
« Tu sais que le riz est la nourriture de tous les hommes de la Race ! Voici que la pluie qui fait pousser le riz ne tombe plus Es-tu fâché contre nous ? Ne nous juge pas d'après notre faiblesse et notre sottise, mais regarde-nous comme tes esclaves obéissants ! Regarde les femmes, les vieillards et les enfantelets Ils ne connaissent pas d'autre nourriture que le riz. Ne les réduis pas à la famine 1 Ne les tue pas Fais-les vivre !
« Eh ! L’eau célèbre ! Eh ! l'eau jaillissante qui ruisselle dans le Ravin-boisé 1 Fais tomber la pluie du ciel, car tu es la mère de l'Eau, la tête de l'Eau t Nous avons très soif, et nos champs se crevassent à force d'être secs !
« Mais nous ne sommes pas pauvres, puisque nous te possédons, ô Randriambéhâze ! Maître de la terre, maître de la vie 1 Donne-nous l'eau du ciel, sans quoi nous mourrons Puisse tomber la pluie, puisse cesser le temps sec ! Puissent par l'eau être enlevés tous les malheurs, comme est entraîné par le courant le sang de la Vache-donneuse-de-pluie 1 » !
Alors le vieillard qui tenait le van l'éleva des deux bras au-dessus de sa tête, et, avec le geste d'une femme qui laisse tomber en cascade crissante le riz qu'elle vient de vanner, il versa dans le ruisseau le sang de la victime. L'eau, rougie un instant, reprit vite sa transparence, et les hommes de la Race exultaient, à cause des maux enlevés.
Le soir de ce jour, les nuages amoncelés sur l'Ankarâtre s'étendirent dans tout le ciel pendant cinq nuits de suite la pluie tomba sur le haut pays, et le riz reverdit dans les rizières.
La coutume des ancêtres
Charles RENEL (1866 – 1925)
Editeur P. Ollendorff (Paris) 1910-1925
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