Conte: Les Marofohy et le fady de la chèvre - Raymond DECARY
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Les Marofohy et le fady de la chèvre
Conte Vezo, recueilli à Ankiliabo, district de Manja
Les Marofohy, tribu (1) de la côte ouest de la race Vezo, habitent le bord de la mer (2).
Cette tribu vivait en ténèbres dans le temps de jadis.
Un jour, tous les grands personnages se réunissaient dans la place du village et se divertissaient à leur gré. Mais leur chef, étant dans l'incertitude, leur dit :
« Nous, grands personnages du village, avons tort de n'avoir prévenu que certains de nos compatriotes et non pas le Grand Roi. Allons lui porter la viande cuite de cette tortue (3) dans sa carapace, pour lui demander une rémission ».
Toute la foule tremblait de crainte, croyant qu'elle serait punie de mort pour sa faute involontaire (4).
Le chef se mettait en tête, portant cette viande, toujours suivi de ses sujets.
En route, près de l'herbe touffue, lieu où résident habituellement les bengy (chèvres), on entendait le cri « Bé, é, é ! » Toute la foule se mettait à genoux pour saluer ces animaux, car faisant le cri « Bé, é, é ! », elle croyait que ces animaux sont bé ou lehibé (5), c'est à dire « Grand Roi », puisque ce bé, é, é est servi pour désigner tous les grands. Le chef de la foule posa à terre cette carapace remplie de viande cuite, croyant que leur bengy venait prendre ce repas.
Le chef, d'une voix tremblante, formait des vœux de bonheur pour la vie du roi, tandis que le roi répétait incessamment le mot « Bé, é, é ! ».
Poussés par la crainte, le chef et ses sujets se repentaient de la faute commise, et chantaient, accompagnés de claquements de mains. Ils chantaient aussi en retournant dans leur village, sans arrêt : « Beko tamezake ! Beko tamezake ! », et les femmes au village, en voyant la foule revenir, chantaient aussi cette chanson d'honneur : « Beko tamezake ! Beko tamezake ! » Le mot beko signifie chanter, et tamezake veut dire personne. Ce sont des mots de dialectes anciens. Et Beko tamezake signifie alors « nous chantons ».
Ainsi le chef formait une nouvelle loi : Nous, roi des Marofohy (beaucoup de courts), maudissons celui qui, parmi nos enfants ou nos descendants, ne respectera pas notre roi (Bengy) ; il sera puni de mort.
Depuis lors et jusqu'à aujourd'hui même, on voit la race Marofohy à Andranopasy, aux environs de Morombé, de Morondava, qui regarde encore comme fady la chair de bengy, et quelques personnes considéraient encore cet animal comme roi, mais cela disparut quelques années après l'arrivée des Français à Madagascar.
Notes
(1) Il ne s'agit pas d'une tribu, mais d'un clan.
(2) Les Vezo ne constituent pas une race spéciale ; ils ont seulement un genre de vie particulier. Comme je l'ai dit plus haut brièvement, dans la partie méridionale de leur territoire, les Sakalava se divisent en Vezo, population côtière, et en Masikoro ou gens de l'intérieur. Les Vezo forment des groupements de pêcheurs qui se trouvent sur toute la côte Ouest, depuis la baie d'Androka jusqu‘au Boina. Leur localité principale est Anakao. La pêche en mer à laquelle ils se consacrent presque entièrement donne lieu à de nombreuses coutumes rituelles.
(3) Il s'agit d'une tortue de mer. On en distingue quatre espèces, qui ne sont d'ailleurs pas spéciales à Madagascar : Chelone mydas ou tortue franche (fanonjato), Cbelone imbricata ou caret (fano, fanohara), Tbalafsochelys caretta ou couanne (ampombo), Sphargis coriacea ou tortue-luth (valozoro). Cette dernière, la plus grande de toutes, peut peser jusqu'à 600 kilos. Tous ces Chéloniens se raréfient beaucoup par suite de la pêche dont ils sont l'objet, et leur taille tend à diminuer. Les Malgaches apprécient surtout la chair de la tortue franche ; c’est celle
(4) La narration manque de clarté. Quelle faute a été commise ? Sans doute s'agit-il du fait d'avoir pêché une tortue. Cette pêche en effet devait s'accompagner (et s'accompagne aujourd'hui encore) de divers rites de nature religieuse. Ceux-ci n'ayant pas été respectés, la population se rendant compte de la faute commise, se trouvait dans l'angoisse et allait demander « rémission » au roi.
(5) Bé a le sens de grand, d'une façon générale. Lehibê signifie plutôt : le grand, le chef, le puissant.
Contes et légendes du Sud-Ouest de Madagascar
Raymond DECARY