Nouvelle: Les soirs rouges

Publié le par Alain GYRE

 

Les soirs rouges

 

Ralahy, dans un champ écarté, près du sentier qui mène aux crêtes, arrache des pieds de manioc.

Le sol amolli à coup de bêche, il tire les longues racines à pelure noirâtre, puis coupe les tiges ligneuses et feuillues, met à part les rejetons vigoureux il les couche sur la glèbe, les recouvre d'une pelletée de terre, pour quelques jours, avant de les replanter à nouveau. Il remplit une corbeille avec les bonnes racines et s'apprête à regagner le village; auparavant il se repose un peu sur le mur en pierres sèches qui retient la terre au bout du champ. De là il embrasse le paysage familier, le lieu de tous les Ancêtres de sa Race, depuis Tananarive-la-Belle jusqu'à l'Andringuîtro rocailleux.

Au loin, du côté d'Imérintsiatousk, fument encore, parmi les arbres verts, les ruines d'un village qui la veille brûlait. Depuis plusieurs jours les bandes des révoltés se rapprochent, et Ralahy se demande quand viendra le soir rouge qui verra flamber, au Village-des-bœufs, la grande Case-des-Prières. Il ne sait s'il le désire ou le redoute, ce soir sanglant, mais sûrement la funeste clarté en luira bientôt. Car les rebelles gagnent du terrain, et les Ancêtres ne veulent pas que reste impuni le crime du Surveillant-du-temple. Pourtant, si celui-là doit expier et payer à la Race la dette du sang, Ralahy redoute pour les parents innocents, et surtout pour Ranah, la ruée des bandes armées, annonciatrices de la colère des Invisibles.

Depuis qu'il est revenu dans la terre Imérinienne, c'est à peine s'il a goûté à de rares instants la douceur de vivre. De sombres images de mort, des visions d'épouvante assaillent son esprit il se rappelle les prédictions funestes, les lamentations apeurées du vieux Ralambe. Pourquoi les Ancêtres lui ont-ils donné de vivre en une époque si troublée? Pourquoi les Étrangers ont-ils bouleversé toutes les coutumes des Imériniens?

Eux seuls sont cause de tous les maux, les Vazahas au teint blanc, plus clairs que les Arabes d'Occident, plus rusés que les prêtres et les Annonciateurs-des-jours, venus jadis des bords de la Matitane. Quand tout cela changera-t-il? Quand reviendront des temps meilleurs? Ralahy au fond de son cceur garde l'espoir, car le destin est comme un caméléon à la cime d'un arbre: il suffit qu'un enfant siffle pour qu'il change de couleur.

Ralahy se rappelle les temps heureux de son enfance, avant l'arrivée des Français. Les saisons, dans leur cours accoutumé, ramenaient les travaux des rizières et des champs, la récolte des épis mûrs, les grands rites annuels marqués par des fêtes; une année ressemblait à une autre, et les vieillards, dans la quiétude des jours, ne s'apercevaient pas que grandissaient les petits enfants.

Ralahy évoquait les joies de cette époque les promenades vagabondes, pendant que les mères péchaient à la corbeille dans le marais les bœufs mal gardés qu'on chassait des cultures à coups de pierres les oiseaux foûdes qu'on écartait des rizières et les jeux dans le village, les courses à quatre pattes en imitant les taureaux qui luttent; les bœufs en argile qu'on rentrait dans des parcs clôturés de brindilles, les chants qu'on chantait le soir en chœurs alternés avec les petites fille s; puis, à l'adolescence, les plaisirs d'amour qui font oublier tous les autres.

Les Vazahas venus, rien ne se faisait plus comme autrefois. Des maux inconnus et sans nombre s'étaient abattus sur les Imériniens, et une peur anxieuse de l'avenir hantait l'imagination de Ralahy. Comment finirait cette époque troublée? Qui survivrait à ces luttes inouïes? Souvent il avait entendu conter par les vieux les guerres d'autrefois. Elles duraient dix ans, mais tuaient dix hommes. Les villages armés les uns contre les autres luttaient avec la ruse, avec les imprécations rituelles, avec les talismans protecteurs. Les boucliers couverts de peaux de bœufs rendaient presque inoffensives les sagaies, et on tirait des coups de fusil surtout pour faire peur à l'adversaire. On comptait plus sur la sainteté des Ancêtres et la puissance des Amulettes que sur le fer et le plomb.

Andrianampouinimerne n'avait-il pas pris le Roc-célèbre, en appelant à son aide le vent, la foudre, et la pluie? N'avait-il pas conquis par sa seule générosité le village des Eaux-vives, protégé par deux fossés profonds, un mur élevé en pierres sèches, et d'inextricables haies de cactus ? Un jour ses guerriers surprirent les femmes qui puisaient de l'eau à la source. Au lieu d'en faire ses esclaves, il les renvoya en disant :

- Je ne fais pas la guerre aux femmes au beau corps et je ne veux pas m'emparer de celles qui puissent l'eau nécessaire à la vie. Car il ne faut pas que mon royaume, dénué de femmes et d'enfants, ressemble à un repaire de sangliers, ni que les arbustes et les mauvaises herbes croissent sur les lieux où s'élevèrent des maisons.

Or les chefs admirèrent ces sages paroles et ne combattirent plus Andrianampouinimerne.

Iboudoumatâve, le possesseur du Talisman-qui-rend-léger, contait encore comment le Seigneur qui avait creusé le Grand-fossé-rond, était entré en vainqueur dans le village de l'Eau-rouge il s'était présenté devant la porte close avec l'Oudy-qui-fait-mouvoir-les-pierres, aussitôt l'énorme disque, remué à grand peine par dix hommes robustes, avait de lui-même roulé entre les piliers de gneiss, et, devant cette manifestation de la volonté des Invisibles, les ennemis n'avaient opposé aucune résistance. Mais le Seigneur-très-illustre ne les avait point réduits en esclavage il leur avait imposé seulement un tribut annuel de dix bœufs pour l'Idole, et il avait emmené deux belles femmes pour habiter dans sa case.

Or, maintenant, on massacrait des villages entiers. La faim et la maladie décimaient dans les bois ceux qui avaient échappé aux fusils et aux canons.

Ralahy, plein de pour, souhaitait voir sauvés de ces maux les deux villages habités par les hommes de sa Race. Mais il ne conservait guère d'espoir les Vazahas détestaient le Grand-fossé-rond, parce qu'il avait gardé la coutume ancienne, et les rebelles menaçaient le Vil!age-des-bœufs à cause de la Case-des prières. Aussi ne savait-il que désirer, et si la venue des uns ou des autres serait plus désastreuse pour son amour ou pour ses biens.

Soudain il entendit très loin, vers le Sud-Ouest, de faibles sons de conques. Il tressaillit. C'était l'appel sourd des grandes coquilles de guerre les hommes y soufflent à perdre haleine, en imitant le bruit lointain de l'Eau-sainte venant se briser sur les grèves, ou du vent qui gémit dans les filaos.

Bientôt allait se ruer sur le Village-des-bœufs la horde des esclaves libérés, avides de pillages, des bourjanes affamés dont les Vazahas avaient brûlé les cases, et des brigands de profession, accourus de tous les coins des Six Provinces. Peut-être faudrait-il se joindre à eux, pour ne pas voir brûler le Grand-fossé-rond.

Il aurait voulu douter encore, mais les sons se rapprochaient. Bientôt la horde apparaîtrait sur

la colline au Sud de Vouhitroumbe. Les gens se doutaient-ils du danger? Ralahy eut envie de courir pour les prévenir. Il avait le temps d'arriver avant l'ennemi. Ce fut inutile. Un mouvement insolite commença tout à coup dans le village. Certainement on avait entendu les sons des conques.

Tous sortaient des cases; beaucoup, comme privés de raison, couraient ça et là. Puis un grand nombre s'enfuirent, emportant quelques objets rassemblés à la hâte, vers le Grand-fossé-rond, ou vers les ravins de l'Andringuitre. De ceux qui restaient, les uns rentraient dans les maisons, ou s'accroupissaient sur le sol, en une attitude résignée. D'autres, montés sur les toits, y versaient des vases d'eau, pour empêcher le chaume de brûler facilement. Quelques-uns se réunissaient dans la Grande-case-des-prières; à la porte, un homme en lamba blanc parlait avec force gestes Ralahy reconnut la tournure et la taille de Rakoutoubé, mais Ranah n'était point auprès de lui; il eut beau fouiller des yeux le village, il ne la vit nulle part, et il espéra qu'elle était partie pour se réfugier au Grand-fossé-rond.

A cet instant, une troupe d'hommes courant en désordre parut sur la montagne proche, et les appels des conques retentirent comme des gémissements aux oreilles de Ralahy épouvanté. Il ceignit son lamba autour des reins et courut vers son village. En ce danger pressant, son esprit, d'ordinaire inventif, ne trouvait rien, et il sentait le besoin de la présence et de la protection paternelles. Quand il arriva, il trouva, pressés autour de Ralambe, tous les siens et quelques parents du Village-des-bœufs parmi eux Ranah et sa petite sœur. Il respira. Elle vint auprès de lui Rakoutoubé leur avait ordonné de s'enfuir au Grand-fossé-rond, mais n'avait pas voulu bouger de la Case-de-prières, dont il était le gardien.

La vieille Razafindrafare, à mi-chemin, était retournée en courant vers le village pour chercher, disait-elle, un objet oublié. Elle n'était pas revenue. Ranah, réfugiée dans les bras de Ralahy, pleurait sur le sort de ses parents. Des sanglots la secouaient toute, et l'homme ne savait que lui dire, car il appréhendait pour eux tous les*mêmes dangers proches.

Au Village-des-bœufs, rien ne bouge. Tapis dans la peur, les gens attendent. Au dehors les hurlements des bandes se rapprochent, les conques mugissent leur appel de mort. Les rebelles hésitent, redoutent une embûche, imaginent des fusils derrière les murs. Puis ils se ruent tous ensemble; en quelques secondes le village en est plein deux cents, trois cents forcenés, hurlant, bondissant, brandissant sagaies, couteaux, haches, avec de rares fusils.

Les vieillards, dans leurs rouges lambas mortuaires, la face convulsée de détresse, serrent l'une contre l'autre, en un rictus douloureux, leurs mâchoires édentées. Les cris aigus des femmes, les hoquets angoissés des petits enfants, se mêlent aux clameurs frénétiques des guerriers.

Au milieu de la couardise du village, un seul médite de s'opposer à la rage destructrice des ennemis Rakoutoubé, sur le haut seuil de briques de la Case-des-prières, se dresse debout devant la porte fermée. Il tient à la main le Livre où il croit que les Vazahas puisent leur force et leur énergie, car il est pénétré de l'enseignement des Missionnaires, il a pris au propre les paroles écrites dans le Livre, il s'imagine que sa foi peut soulever des montagnes, comme le talisman d'Iboudoumatâve remue les pierres; contre les sagaies les feuillets de la Bible lui semblent une plus sûre défense que le bois rond couvert de peau de bœuf. Possédé par l'Esprit du Seigneur-parfumé qu'il se figure supérieur à tous ses autres, il invective les rebelles il les menace, au nom des Vazahas, de la colère d'un Esprit puissant. Autour de lui les ennemis resserrent leur cercle, prêts à bondir comme des caïmans autour d'un bœuf, mais aucun n'ose commencer l'attaque, car le Livre des Vazahas, telle une amulette, contient d'horribles et mystérieux maléfices que le Surveillant-du-temple pourrait déchaîner contre eux. Peu à peu leurs propres vociférations les enhardissent, leurs voix couvrent celle de Rakoutoubé. Un ancien esclave, brute aux cheveux crépus, aux mâchoires proéminentes, naguère serviteur chez un missionnaire qu'il a tué de sa main, brandit une sagaie et la lance Rakoutoubé, pour parer, lève instinctivement le bras l'arme le traverse et la main lâche la Bible, qui git par terre, ouverte et froissée. Dix sagaies vibrent ensemble, le gardien du temple s'affaisse en avant, les bras en croix, pareil au Dieu supplicié et percé d'une lance, qu'on voit représenté dans la Case-des-Prières. Le temple est incendié. Ceux qui tentent d'en sortir meurent percés par les sagaies, ou renversés à coups de gourdins et égorgés les autres périssent asphyxiés par la fumée ou écrasés sous la chute du toit. On cherche la case de Rakoutoubé pour y mettre le feu, on sort les bœufs des trous et des parcs, on rassemble ceux qui errent aux environs du village on pousse, on tire vers l'Ouest la richesse des Hommes-de-la-Race, et la horde des ennemis se rue vers d'autres Cases-de-prières. A l'Est et au Sud, des temples et des villages brûlent; dans l'horreur du soir qui vient, tout l'horizon s'enflamme, comme les jours d'orage, au coucher de l’Œil-du-jour ; les mugissements des bœufs pourchassés accompagnent les meuglement sourds des conques et les notes stridentes des cornes de guerre.

Sous les figuiers qui couronnent le Grand-fossé-rond, les hommes de la Race, muets et résignés, attendent le sort de l'heure. Ils contemplent la ruine du village rival, jadis exécré, devenu plus pauvre en deux heures qu'Ankadivouribé en deux générations. Sans doute ils seront épargnés par les rebelles. Des ruines ne tentent pas les pillards, et l'orgueil d'aucune Case-de-prières n'attire ici la vengeance des Ames antiques. Pourtant une angoisse les étreint, à voir monter vers le village une troupe agitant des armes: obscure reviviscence des affres endurées par les anciens, quand les guetteurs, du haut des portes, signalaient avec les conques l'arrivée des ennemis. Les sons réveillent ainsi dans l'esprit des descendants des sensations lointaines éprouvées par les Ancêtres, ou bien les Invisibles viennent se substituer aux âmes des vivants, dans les heures tragiques.

Ralambe et les vieux, en dehors de la porte de pierre, attendent ceux qui montent. A leurs cous et à leurs ceintures s'étalent les Amulettes efficaces, incluses dans les cornes de bœuf et dans des sacs rouges, ou portées en colliers avec leur attirail de verroterie. Le chef des rebelles s'arrête auprès d'eux: c'est un homme grand, puissamment musclé; le bambou des porteurs a creusé sur ses épaules deux sillons bourrelés, ses cheveux laineux et son teint presque noir décèlent une origine servile mais, bien qu'il soit un Houve nouveau, il sait commander les hommes libres comme un ancien Andriane, et de récents exploits l'ont rendu célèbre dans les Six Provinces. Ralambe l'a reconnu il fait deux pas vers lui, s'incline et étend les mains en signe de soumission, il s'adresse à l'homme en l'appelant par son nom, mais ne prononce que de brèves paroles, car l'heure n'est pas aux discours.

Raïnibètsimisark ! les hommes de ma Race sont tes amis, car ils observent toujours la coutume des Ancêtres, et aucun Vazaha n'a pu bâtir ici sa Case-de-prières ! Entre donc, toi et les tiens,les têtes des bœufs seront bientôt cuites et le riz versé sur les nattes ;  daignez vous reposer jusqu'au jour dans nos pauvres cases !

Raïnibètsimisark, grand comme le géant Darafife et fort comme un bœuf castré, répondit

- Nous faisons la guerre à ceux qui élèvent des Cases-de-prières et, méprisant la sainteté des anciens Rois, se font les amis des Étrangers Mais, puisque nos pensées se ressemblent comme deux oiseaux tsirîres volant ensemble dans le ciel. que les jeunes hommes de votre Race déterrent les sagaies dans le coin des cases et viennent avec nous !

Toutes les Maisons-de-prières ne sont pas encore brûlées, ajouta-t-il, en embrassant d'un geste de la main le large horizon vers Tananarive-la-haute.

Ralambe frémit en son cœur à cause du danger; mais son esprit inventif trouva ie mensonge exigé par la circonstance. II dit :

- Bien des cases sont vides dans le village, et il y a ici plus de femmes que d'hommes car beaucoup de fils de la Race sont partis vers le Nord-Est pour rejoindre Rabouzak et combattre les Étrangers sur la lisière de la Grande-forêt. II en reste cependant, et quelques-uns s'en iront avec toi, si tu l'exiges. Mais qui récoltera nos rizières, quand le riz sera mûr?.

- Préfères-tu, vieux coq sans plumes, que les Vazahas prennent votre riz, emmènent vos femmes, et arrachent, pour faire leurs maléfices, le cœur de vos petits-enfants ?

Ralambe ne dit plus rien. Raïnibètsimisark se reposa longuement dans la case du Seigneur-au-nombreux-butin, et ne partit avec sa troupe qu'à la nuit tombée. Il emmenait avec lui quelques hommes du Grand-fossé-rond, mais Ralahy n'était point du nombre, car tous les gardiens des Idoles devaient rester dans leurs villages pour célébrer les rites anciens et exciter les ïmériniens à la révolte en haine de la Coutume nouvelle introduite par les Étrangers.

Les jours ont passé. Une lune nouvelle monte dans le ciel. Au Village-des-bœufs, la vie a repris son cours accoutumé, après que les morts ont été conduits dans les Maisons-froides. Selon la volonté de Raïnibètsimisark, les gens ont renversé les murs restés debout de leur Case-de-prières, et un long tas de décombres noircis marque seul son emplacement.

Dans la case de Ralahy, Ranah et sa petite sœur, en signe de deuil, ont dénoué leurs cheveux, et elles pleurent chaque fois qu'elles pensent au père étendu mort, les bras en croix, devant le seuil du temple, et à la mère écrasée par la chute du toit..

Ce n'est pas ainsi que l'Imérinien avait rêvé de recevoir à son foyer celle par qui devait refleurir le sang de la Race, et un grand chagrin pesait sur sa joie, malgré la possession maintenant assurée de Ranah; car la jeune fille, sans manquer au respect dû au mort, consentait à rester. Rakoutoubé ne leur avait-il pas ordonné lui-même, à sa sœur et à elle, quand arrivèrent les ennemis, de se réfugier au Grand-fossé-rond ? Elle voyait là une grâce des Ancêtres ils avaient permis qu'avant de mourir le père accordât son consentement au mariage de sa fille.

Renonçant aux erreurs paternelles pour revenir au culte des Êtres Invisibles et des Ancêtres glorieux, elle avait fait, dans les formes rituelles, devant la Maison-froide, le sacrifice d'un coq rouge à l'âme de son père, et celui-ci, rentré dans la grande famille des aïeux païens, avait agréé l'offrande. Ainsi Ranah, reprise par l'esprit de la Race, ne se souvenait plus de l'enseignement des Étrangers.

Or Ralahy, un matin, rapportait au village une charge de riz coupé la veille dans la rizière, et se reposait, après avoir monté la côte, auprès de la porte du Grand-fossé-rond. Son imagination se complaisait à des images guerrières, et le souvenir des récits entendus pendant son enfance suppléait à son inexpérience du métier de soldat. Il y mêlait les visions brèves des derniers jours l'arrivée des bandes de Raïnibètsimisark, les lugubres appels des conques, l'attaque du Village-des-bœufs, les chrétiens sagayés, et les lueurs terrifiantes des incendies, plus rouges que le reflet des soirs. Il rêvait qu'il devenait lui-même un grand guerrier, aussi célèbre que Raïnibètsimisark, Rabouzak, et les chefs des rebelles. Il réunissait des troupes assez nombreuses pour combattre en rase campagne, avec l'aide des talismans, les soldats étrangers il chassait les vazahas de la terre Imérinienne, prenait d'assaut, comme le Seigneur-régnant-au-cœur-du-pays, Tananarive-la-haute, poursuivait les vaincus jusqu'à la mer, à travers la Grande-forêt, les forçait à se rembarquer en hâte dans leurs longs bateaux plus hauts que des maisons, tels qu'il en avait vus sur l'Eau-sacrée, au bord de la Forêt-longue. Puis il revenait à Tananarive, monté sur un cheval, comme les généraux Malgaches d'autrefois; il portait autour du cou le Seigneur-au-nombreux-butin, inclus dans la corne entourée de perles. La Reine le recevait dans sa grande case en pierre du Règne-tranquille, et elle le faisait Quinze-Honneurs pour les services rendus.

Ralahy, étendu sur l'herbe bouzak à l'ombre de la haute porte de pierre, goûtait la douceur de

vivre, après les épreuves des derniers jours, et il lui semblait que son double était prêt à sortir de son corps pour visiter les Invisibles auprès des roches sacrées et sous les arbres touffus. Dans son imagination revivaient avec une intensité singulière les récits entendus pendant son enfance; il se substituait aux héros des contes, faisait siennes leurs aventures merveilleuses. Comme Imbahâtrile, il attaquait avec la sagaie et le couteau les taureaux sauvages qui soufflent bruyamment en baissant la tête et frappent la terre de leurs sabots dans le petit lac qui dort à mi-hauteur de l'Andringuîtro, il tuait à coups de hache les caïmans féroces, plus longs qu'une pirogue; il venait à bout du Serpent-aux-sept-têtes, dévoreur de villages, et coupait les sept langues du monstre, pour les rapporter dans sa case, au Grand-fossé-rond.

Puis il se forgeait d'étonnantes histoires, avec des bribes vraies de sa vie passée. Par la vertu rénovée du Seigneur-au-nombreux-butin, il devenait pareil aux Sanctificateurs anciens, plus puissants que les Rois; par sa seule volonté et la force de ses Oudis, il faisait mourir ses ennemis, enrichissait ses amis, multipliait les enfants et les petits des bœufs.

Ralahy, plein de jeune vigueur, sentait sa force frémir en lui, étendait vainement dans l'herbe fraîche ses bras nus, et le sang brûlant de la Race faisait courir en sa chair d'énervants frissons. L'image des femmes au beau corps hantait son esprit, il évoquait la forme delà Belle-aux-longs-cheveux, et les filles Sakalaves aux seins parfumés de santal, et les Imériniennes au doux sourire, dont les caresses ardentes lassent les désirs des hommes. La pensée de Ranoure lui vint aussi, de Ranoure la fille du Faiseur-de-sortilèges; elle habitait à Tananarive la maison d'un vazaha, mais c'était la seule femme qui avant Ranah eût vécu en épouse dans sa case, et elle lui avait appris la première les jeux d'amour. Pourquoi en cette minute songeait-il à l'infidèle ? Son rêve le ramenait à Tananarive comme au jour où il était allé vers la maison du vazaha, dans le haut quartier d'Andouhâle. Il se plut à imaginer des aventures extraordinaires il retournait dans la Ville-aux-mille-villages pour venger son injure, montait par les chemins escarpés, sous l'ombre profonde des figuiers, sous l'ombre parfumée des lilas. Devant la maison de l'Etranger, au milieu du jardin fleuri d'hibiscus, une servante de race noire était assise sur le petit mur en briques crues.

Il demandait Ranoure on l'introduisait, après l'avoir fait attendre, dans une chambre meublée selon le goût des vazabas. La jeune femme, vaniteuse et coquette, s'était faite belle pour lui, avait revêtu toutes ses parures d'or et son plus riche lamba de soie. En voyant l'homme de la Race dans la case de qui elle avait dormi tant de nuits, elle tombait évanouie, mais il la ranimait en disant :

- Si c'est pour l'amour que tu t'es évanouie, que le souffle te revienne, mais, si tu m'as oublié, que le souffle t'abandonne 1

Alors le souffle revenait à Ranoure, et elle lui prodiguait ses caresses. Soudain la servante accourait les avertir du retour du Vazaha. Ralahy sortait en hâte, portant deux sagaies. Il provoquait son rival au combat pour la possession de la femme au beau corps. L'Étranger tirait sur lui à plusieurs reprises avec le fusil qu'on n'a pas besoin de recharger, mais les balles rebondissaient sur la peau de l'Imérinien, parce qu'il portait le talisman efficace, l'émanation de Randriambéhàze le dur chasseur, le Seigneur-au-nombreux-butin. A son tour Ralahy brandissait son arme en criant :

- Garde-toi bien ! Le nom de ma sagaie, c'est le Casseur-de-foie !

Et il la lançait de toute sa force elle traversait la poitrine du Vazaha, ressortait par son dos.

Ainsi Ralahy savourait le souvenir des caresses d'autrefois et la douceur d'une vengeance longtemps désirée.

Tout à coup il est forcé de quitter le pays des songes; il vient d'apercevoir très loin, sur le chemin de Tananarive, un cortège inquiétant plusieurs filanzanes au milieu d'une troupe d'hommes. Finis les rêves de guerre, de combats singuliers, de conquêtes. L’Imérinien prudent ne pense guère à courir avec deux sagaies au-devant de ceux qui arrivent, ni à les anéantir, à bonne portée, par la puissance de ses amulettes. II se rappelle que la sagesse rusée l'emporte souvent sur la force brutale dans les contes des Anciens, le caméléon ou la grenouille réussissent parfois à vaincre le Seigneur-sanglier.

Donc Ralahy, pris de peur et laissant là sa charge de riz, court à la case paternelle. Tout le village est bientôt réuni sous les figuiers, et, derrière les murs en pierres sèches, regarde approcher le péril. Ni troupe de soldats, ni vazahas, ni bande de rebelles. Ce sont quatre officiers de la Reine, précédés de deux Tsimandous Sans doute ils ont passé la nuit dans un village très proche, car à cette heure matinale ils ne peuvent arriver de Tananarive. Leur montée vers le Grand-fossé-rond excite maintenant plus de curiosité que de peur. Car que craindre de quatre hommes? Les voici. Ils descendent de filanzane dans l'enceinte carrée du Rouve en pierres sèches, et les Tsimandous courent dans le village, agitant la sagaie d'argent ornée de la couronne royale, pour convoquer l'assemblée.

L'officier le plus gradé, un Huit-Honneurs, monte sur la Pierre-des-discours et parle au nom de la Reine

- Hommes-sous-le-ciel, Ranavaloune, héritière de la qualité d'Andriane par son père, sa mère et tous ses Ancêtres, Reine de la terre Malgache et Protectrice des Lois, vous dit ceci ;

« Une partie de mes peuples, dans les vallées de la Mananâre et de la Bétsibouk, et autour du mont Andringuître, n'ont pas su résister aux mauvais discours, et se sont mis en insurrection contre ma puissance. Ils molestent et font fuir de leurs villages les habitants établis, ils volent les bœufs, brûlent les grandes cases de prières, et coupent les chemins. Or ceux qui agissent ainsi sont indignes de posséder des biens et de commander à des hommes. Leurs biens seront perdus, leurs esclaves pourront s'en aller et devenir hommes à peau claire, leurs bœufs seront la propriété de la Reine 1

« Dans les pays où il y a guerre, il est accordé jusqu'au quatrième jour de la Lune Adizôze à tous les habitants pour rentrer dans leurs cases, livrer les fusils, enlever des hampes les fers et les talons des sagaies. Passé ce temps, les villages seront fouillés un à un, et les absents seront les ennemis du royaume leurs biens seront perdus, leurs esclaves pourront s'en aller et devenir hommes à peau claire, leurs bœufs seront la propriété de la Reine! !

« Au premier jour de la Lune Adizôze, les petits chefs, les Maîtres-de-cent et les Maîtres-de-mille devront aller à Tananarive au Palais-du-règne-tranquille, et ils dénonceront ceux des gens de leurs villages qui feront encore la guerre. S'ils ne se conforment pas à cet ordre, ils seront appelés chefs de rebelles et ennemis du royaume leurs biens seront perdus, leurs esclaves pourront s'en aller et devenir hommes à peau claire; leurs bœufs seront la propriété de la Reine.

« Voici encore ce que j'ai à vous dire, peuples ! Vous voyez et connaissez les maux qui vous accablent à cause des rebelles, car ils poursuivent vos vies pour vous tuer, recherchent vos biens pour les piller, envahissent les villages pour incendier les cases. Nombreux sont ceux qu'ils ont déjà tués, pillés, ruinés, et parmi les vivants presque tous sont misérables, parce qu'ils n'ont plus de quoi manger et se vêtir. Beaucoup ont quitté leurs demeures, errent çà et là de crainte des rebelles, ils ne peuvent plus faire leurs plantations de riz et leurs autres cultures, et vous mourrez de faim, ô peuples, comme on raconte qu'il est arrivé déjà dans les temps anciens.

« Tous les avertissements donnés aux rebelles, ils ne les écoutent pas, et les conseils, ils les comptent pour rien. Il est impossible de supporter plus longtemps la folie de ces gens-là, car elle accroît vos maux, ô peuples, et rend moins solide le royaume. Les rebelles et les hommes qui ont abandonné leurs cases seront donc poursuivis où qu'ils soient et traqués comme des bêtes, leurs biens seront perdus, leurs esclaves pourront s'en aller et devenir hommes à peau claire, leurs bœufs seront la propriété de la Reine !

« Mais tous ceux qui demeurent paisibles dans leurs cases, n'auront rien à craindre, ils garderont leurs biens; les grands continueront d'avoir beaucoup, et les petits peu de chose.

« Et si quelqu'un fait courir de faux bruits pour vous épouvanter, si on vous dit que les soldats français frapperont également les innocents et les coupables, celui qui parlera ainsi, saisissez-le, frappez-le, envoyez-le à Tananarive, car c'est vraiment un mensonge, ô peuples ! »

Mais l'officier parlait vainement devant les Hommes-sous-le-jour. Ceux-ci savaient la Reine prisonnière dans son Palais-du-règne-tranquille; les messages envoyés ouvertement à son peuple n'étaient pas sincères et ne valaient point contre les conseils secrets apportés naguères. Même les gens du Grand-fossé-rond ne ressentaient pas l'habituelle frayeur à la vue des lettres et des signes gravés sur les sagaies d'argent des Tsimandous.

Le Huit-honneurs continua :

- Vous avez parmi vous un Faiseur-de-sortilèges, un homme qui enfreint les lois du Royaume en gardant à l'intérieur de sa case une Idole de l'ancien temps, le Sampy Randriambéhâze. J'ai ordre de fouiller sa maison, de l'arrêter et de le conduire à Tananarive.

Il jeta un coup d'œil circulaire sur l'assemblée.

- Où est Ralambe, fils de Ratsimbe, gardiende l'Idole Randriambehâze ?

Personne ne dit mot, mais tous les regards, in- consciemment, se tournèrent vers le vieux, debout au premier rang des hommes de la Race. En suivant leur direction, l'officier rencontra les yeux de Ralambe, fixés sur lui, et il connut que c'était l'homme qu'il avait mission d'arrêter. Comme il levait la main pour le désigner, le vieux fit un pas en avant pour sortir du cercle, et dit :

- C'est moi.

Aussitôt les Tsimandous s'avancèrent, lui lièrent les mains derrière le dos avec une forte corde et l'attachèrent au brancard d'm: filanzane.

- Où est sa case? interrogea l'officier.

On fouilla la case, et sur l'étagère, au coin Nord-Est, on trouva le Seigneur-au-nombreux-butin, enfermé dans les douze corbeilles. On l'emporta avec tout son attirail, le bâton d'ébène, la table de corail, la cupule pour faire brûler le Ràmy, et toutes les offrandes qui faisaient un lit d'argent pour l'Idole.

Puis le cortège se mit en route vers Tananarive.

Alors les hommes de la Race se groupèrent tous sous les figuiers au bord du Grand-fossé-rond une amère tristesse étreignait leur cœur, car ils savaient que jamais Ralambe ne reviendrait parmi eux. La mort était la seule peine réservée à ceux qu'on accusait de sorcellerie ou d'attentat contre la puissance royale. Et, puisque les gardiens des Idoles sacrées  étaient maintenant confondus avec les Faiseurs-de-sortilèges, Ralambe devait mourir.

Ralahy se consumait en vain désespoir. Il se représentait le vieillard devant ses juges, le poison de l'Epreuve offert, et, aux premiers symptômes de malaises, les sagaies transperçant le corps de son père.

Les hommes de la Race demeuraient atterrés l'Ame du village venait de partir avec Randriambéhâze et son gardien. Maintenant qui les défendra ? Qui protégera leurs récoltes, leurs bœufs, leurs vies ? Une colère les prenait, à se voir en butte à la haine de tous et abandonnés par leur seul soutien. Qu'adviendra-il du Grand-fossé-rond?

Sera-t-il vide de ses habitants, comme tant d'autres lieux, jadis célèbres, de l'Imerne? Entre les murs à demi ruinés des cases, croitront alors les sévabés aux fleurs violettes, les daturas aux blanches corolles, et la Terre du glorieux ancêtre Randriambé deviendra l'héritage des sangliers et des chiens.

Le vieux Ratsimbe lui-même, qui tremblait toujours pour ses richesses, penchait vers les résolutions désespérées. Pour extirper les anciennes coutumes, ne confisquerait-on point, après les biens de Ralambe, ceux de tous les hommes du village ? Une seule chance restait de sauver bœufs et rizières l'insurrection. il parla et dit les calamités futures c'en était fait du Grand-fossé-fond et de la Race de Randriambé, si on ne reprenait pas le Seigneur-au-nombreux-butin, car les Ancêtres n'accepteraient plus les offrandes de descendants dégénérés.

Raïmbô, l'Annonciateur-des-jours, prit à son tour la parole. On se trouvait dans la période croissante de la Lune, favorable aux entreprises guerrières il était facile de rattraper les sacrilèges l'Idole s'échapperait elle-même de leurs mains, pour reprendre dans sa case la place accoutumée.

Les Vieux inclinaient la tête en signe d'assentiment. Ralahy reprit confiance. Il se rappelait le signal indiqué par Raïnibètsimisark à son père pour appeler les rebelles en cas d'attaque des Vazahas. Il courut à la case chercher une conque, et, debout sur le mur du fossé, il sonna éperdument l'appel, en se tournant vers les quatre directions.

Un silence. Le cri favorable de l'oiseau hitsikitsk retentit sur le toit d'une case; dans la campagne quelques meuglements de bœufs répondirent. Puis la paix qui précède les heures chaudes du jour s'épandit sur la terre Imérinienne.

Beaucoup pensaient « Que peut faire un appel de conque? Où que soit Raïnibétsimisark, comment pourrait-il l'entendre? Pour délivrer Randriambéhâze, il faudrait courir nous-mêmes derrière ses ravisseurs. » Et la crainte luttait avec la rage dans leur cœur indécis.

Ralahy, désespérément, jeta une seconde fois l'appel. L'oiseau hitsikitsk répondit encore du haut du toit, les bœufs mugirent, et, là-bas, sur la pente de la montagne, les filanzanes s'arrêtèrent soudain. Il y eut un conciliabule entra les officiers, des gestes vers le Grand-fossé-rond et vers Tananarive lointaine. Puis ils remontèrent en filanzane et s'éloignèrent d'une allure beaucoup plus rapide on eût dit qu'il fuyaient.

Aussitôt le désir de la poursuite luit dans tous les yeux. Et voici qu'à l'Ouest et au Sud, des appels de conques retentissent, pareils à celui qu'a lancé Ralahy. D'autres encore résonnent, lorsque ceux-ci s'éteignent, et il en arrive de plus en plus lointains, de plus en plus sourds. Maintenant les hommes de la Race sont sûrs que Raïnibètstmisark les a entendus et viendra les secourir. Ils s'arment de bêches, de couteaux, de haches; quelques-uns seulement ont des sagaies. Des femmes les suivent. Tous se ruent en désordre sur la pente de la montagne, avec l'ardent désir de rattraper les voleurs de Randriambéhâze.

En moins d'une heure ils les eurent rejoints.

Les deux troupes marchaient l'une derrière l'autre. Ceux du Grand-fossé-rond criaient des injures aux bourjanes, les menaçaient de la vengeance de Randriambéhâze, le dur chasseur; mais ils n'osaient attaquer, et, de leur côté, les quatre officiers avec les deux tsimandous se jugeaient trop faibles pour commencer la lutte. Seulement ils s'efforçaient de raccourcir la distance qui les sépare de Tananarive.

On traversa le village d'Ambouhibô les fugitifs pensaient y trouver aide et protection mais tous les hommes valides avaient pris la brousse. Les envoyés de la Reine n'osèrent pas s'arrêter devant un groupe de vieillards qui, debout à la porte d'un temple, saluaient humblement. Plus loin, au bord du sentier, se tenaient des paysans farouches, aux longs cheveux hérissés, la haine aux yeux et la faim au ventre, armés de bêches et de pilons à riz, venus d'un pauvre hameau perché sur la colline voisine. Ils se mêlèrent, menaçants, aux hommes du Grand-fossé-rond, et toute la horde courut le long du sentier, à droite et à gauche, vociférant, bousculant les bourjanes. Les officiers, sur les filanzanes, armèrent les pistolets, mirent sabre au clair. Leurs visages jaunes d'hommes de bonne caste avaient pris une teinte terreuse éperdus d'épouvante, ils gardaient cependant l'impassibilité feinte, dont s'enorgueillissent les fils de la Race qui n'ont point mêlé les sangs. Leurs yeux de chefs, froids et cruels, en imposaient à la troupe confuse des poursuivants. Et aussi la vue des pistolets et des sabres luisant au soleil dégagea pour un moment la caravane, mais sans arrêter la poursuite.

Quand le gros village d'Ampangabé fut en vue, il y eut une poussée vers les filanzanes. Du milieu de la foule use sagaie vibra, blessa au bras l'un des porteurs il fut aussitôt remplacé par un camarade et continua de courir. Au village, il fallut faire halte. Les bourjanes haletaient; les muscles de leurs jambes saillaient douloureusement sous la contraction de l'effort, la sueur patinait le bronze de leurs torses nus. Un pli d'angoisse barrait le front des officiers. Les habitants, gens aisés, visités par les missionnaires, paraissaient plus favorables aux poursuivis, mais n'osaient guère manifester leurs préférences, en face de la foule armée et hurlante. Les officiers se jetèrent dans une grande case à varangue, s'y barricadèrent avant de parlementer avec les notables. Un des tsimandous sortit, baissant vers la terre, en signe de paix, la pointe de son arme il prit sa course vers l'Est, en criant :

- Pour le service de Ranavaloune, Reine !

Mais on lui barra le passage, on le malmena malgré les signes royaux gravés sur la sagaie d'argent.

Soudain des sons de conques éclatèrent près du village. Des groupes d'hommes armés parurent sur les crêtes voisines. Les gens du Fossé-rond les appelèrent à grands cris quelques minutes après, le village était plein de rebelles. Les porteurs effrayés se dispersèrent et s'enfuirent vers Tananarive. Les officiers n'avaient plus qu’un espoir prolonger leur résistance jusqu'à la nuit pour laisser à un secours le temps d'arriver.

Les rebelles réclament d'abord Randriambéhâze et son gardien une fenêtre s'ouvre au premier étage et les tsimandous descendent, par la corde même à laquelle il était lié, Ralambe portant l'Idole avec tout son attirail. Des cris de joie retentissent pendant quelques minutes on ne pense plus aux officiers. Les gens du village font cause commune avec les insurgés. Le Huit-honneurs paraît à une fenêtre, veut parlementer. Dix sagaies vibrent en même temps que s'élèvent des clameurs de mort. L'officier, blessé, s'écroule en arrière. Les assaillants se ruent vers la case à coups de bêches et de haches ils essaient d'ébranler la porte et de pratiquer une brèche dans le mur en briques crues. Par le volet à demi fermé les assiégés ripostent en déchargeant leurs pistolets. Quelques rebelles tombent. Leur cercle s'élargit, mais par derrière on jette des brandons enflammés sur le chaume de la case. C'était la tactique ordinaire. Les défenseurs sont obligés d'abandonner l'étage où la toiture s'abîme le rez-de-chaussée est lui-même intenable, la fumée risque de les asphyxier. La porte s'ouvre de l'intérieur et un des tsimandous paraît sur le seuil, il est aussitôt sagayé. Les assaillants, par l'ouverture, tirent au hasard des coups de fusil dans l'intérieur.

Le plafond de l'étage, alourdi par les débris du toit, s'effondre à son tour des hurlements farouches annoncent la mort des réguliers et le triomphe des rebelles.

 

La coutume  des ancêtres

Charles RENEL (1866 – 1925)

Editeur P. Ollendorff (Paris) 1910-1925

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