Conte: Pourquoi la tortue est fady - Raymond DECARY

Publié le par Alain GYRE

 

Pourquoi la tortue (1) est fady (2)

Conte Antandroy, recueilli à Beloha (3)

 

Non loin de la mer, le tivoky (4), un jour, sautillait dans les buissons, chassant les insectes. Il vit sortir de l'eau une grosse tortue marine, toute noire, une fana (5) à la carapace écailleuse.

Tous deux entamèrent la conversation.

« J'ai toujours vécu dans la mer, dit la fano, sans être encore jamais être allée sur le rivage ; je voudrais bien maintenant savoir ce que sont la terre et ses habitants.

- C'est facile, répondit l'oiseau ; si tu veux, je vais te servir de guide. »

Et les voilà partis dans l'intérieur.

Au bout de quelque temps, la tortue qui avançait difficilement sur le sable brûlant avec ses pattes aplaties, commença à se plaindre ; le tivoky au contraire ne souffrait pas de la chaleur, car il allait se reposer dans les arbres quand la terre était trop chaude.

Il se mit à railler la tortue qu'il trouvait grotesque dans sa démarche, puis eut pitié d'elle:

« Je suis sorcier, lui dit-il, je vais te faire avoir des pattes avec lesquelles tu pourras mieux marcher. »

Ainsi fit-il, et l'animal marin, muni de pattes véritables, put continuer le voyage.

Mais à ce moment, le tivoky, par inadvertance, laissa tomber une crotte sur la tête de la tortue, et celle-ci, furieuse, lui reprocha sa malpropreté.

L'oiseau, vexé à son tour, insulta son compagnon et ajouta :

« Puisqu'il en est ainsi, je te quitte ; tu rejoindras la mer toute seule, car je t'abandonne avec tes pattes terrestres, et tu y nageras comme tu pourras ».

En vain la tortue le supplia de lui rendre sa forme primitive, il ne voulut rien entendre et disparut.

Depuis ce temps, la malheureuse fano, devenue tortue terrestre, erre avec toute sa descendance à la recherche de la mer, sans avoir pu encore la retrouver.

C'est ainsi que la tortue de terre provient de la torture de mer.

C'est pourquoi aussi elle est fâdy pour l'homme ; elle est issue originairement de l'eau salée que Dieu, quand il créa le monde, se réserva personnellement avec ses habitants, alors qu'il laissait aux humains la propriété des choses de la terre (6).

 

Notes :

(1) Il s'agit de la tortue terrestre, Testudo radiata ou sokaké. Les individus les plus grands dépassent parfois 50 centimètres de long. Cette tortue est remarquable par sa forme très bombée, à dossière presque sphérique ; elle peuple l'Extrême Sud depuis l'embouchure de l'Onilahy jusqu'à la baie de Ranofotsy.

(2) La tortue de terre est fâdy, tabou pour les Mahafaly et surtout pour les Antandroy. Non seulement ils ne la mangent pas, mais ils s'abstiennent même d'y toucher. D'autre part, la rencontre d'une tortue sur le chemin au début d'un voyage est un heureux présage. Le nombre de ces Chéloniens a considérablement diminué depuis une cinquantaine d'années, en raison de la chasse intensive qui leur a été faite par les Réunionnais qui en apprécient beaucoup la chair grasse.

(3) Ce conte a été autrefois recueilli par moi-même en 1917, avec l'aide d'un interprète ; je n'avais pas alors cherché à conserver le style local.

(4) Le tivoky est le Coua gigas, oiseau gris verdâtre ou olive avec une queue très longue. Il fréquente l'Extrême Sud jusqu'au Cap Sainte Marie. Le genre endémique Coua est représenté par 13 formes différentes, dont certaines ont des localisations remarquables, analogues à celles des Lémuriens, avec aires d'habitat strictement délimitées.

(5) On connaît quatre espèces de tortues marines à Madagascar, mais aucune n'est spéciale aux parages de l'île. La fano ou fanohara ou tortue caret fournit l'écaillé industrielle. Elle est parfois pêchée, notamment dans la région de Nosy Bé, à l'aide du Rémora, connu aussi sous le nom de Sucet.

6) Par suite de ce caractère sacré de la mer et de son contenu, l'Antandroy ne se livre guère qu'à la pêche du poisson d'eau douce et encore d'une manière très accidentelle, par suite du régime spécial des cours d'eau. Il consomme ses aliments sans sel, puisque celui-ci vient de la mer. Cette coutume entrainait il y a une trentaine d'années, une conséquence paradoxale. D'après le règlement, quelques grammes de sel font partie de la ration journalière des détenus ; ceux-ci n'en mangeaient pas et le jetaient. J'avais proposé à Tananarive de le supprimer et de le remplacer, à valeur égale, par une petite quantité de manioc. Ma proposition fut rejetée, et les distributions inutiles de sel continuèrent dans les prisons de l'Androy.

 

Contes et légendes du Sud-Ouest de Madagascar

Raymond DECARY

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