Conte: Tangaly et Doso

Publié le par Alain GYRE

 

Tangaly et Doso

Fabliau Bara

Recueilli à Berety (province de Tulear).

 

C’étaient, dit-on, deux personnages rusés qui avaient su tromper les plus intelligents et duper les plus sages.

Voici comment se connurent nos deux compères : un jour Tangaly portait une sobika de bananes qu'il voulait échanger contre d’autres aliments; il rencontra Doso, qui, lui, avait du riz. L’échange eut lieu, et chacun d’emporter chez soi son bien. Arrivé à la maison, Doso s’empressa de vider sa sobika, mais il s'aperçut qu’il y avait simplement une couche de bananes sur le dessus, et que le reste de la sobika était plein d’épluchures. De même, quand Tangaly défit sa corbeille, il trouva bien un peu de riz à la partie supérieure, mais sous cette mince couche il n’y avait que du son.

« Je le tuerai, si jamais je le vois, se dit Doso. »  

« Je le ferai mourir, si jamais je le rencontre, pensa Tangaly. »

Or, dès le lendemain, nos deux compères se retrouvèrent l’un en face de l’autre, et ils allaient se battre, mais, comme ils craignaient tous deux les coups, ils se décidèrent, réflexion faite, à lier amitié ensemble.

Aussi rusés l’un que l’autre, ils devaient s’entendre pour faire fortune.

Avant d’agir de concert, ils tentèrent séparément la chance.

 

Tangaly partit vers le Nord, en feignant d’être fou : il marchait en zigzaguant et en se balançant tantôt sur une jambe, tantôt sur l’autre ; il prononçait des paroles sans suite, dépourvues de sens, et des coins de sa bouche il laissait couler la salive, comme un homme malade. Aux gens qu’il rencontrait, il posait des questions folles, et il engageait avec tout le monde des conversations puériles.

I1 finit par trouver un couple qui lui parut facile à duper : la femme portait un lamba superbe, et le mari avait un beau fusil à pierre, orné de clous de cuivre; tous deux étaient parés de coquillages et de colliers de verroteries.

Lorsqu'ils passèrent, Tangaly, au bord de la route, se mit à danser, cependant que les deux époux faisaient claquer leurs mains, pour rythmer les danses du fou; ils déposèrent par terre tout ce qu’ils avaient, et furent tout heureux de se reposer si agréablement à l’ombre d'un arbre.

Bientôt la conversation s’engagea. « Mère, dit Tangaly, souffrez que j’essaye votre laniba, moi aussi. » En même temps il laissait couler la salive de sa bouche. « Bon père, voulez-vous que je vise avec votre beau fusil? »

Et il faisait des gambades grotesques, pour simuler une danse guerrière. « Mère, vos coquillages sont vraiment jolis. » En même temps, il prenait les coquillages et les attachait sur son front. Puis il dansait en s'écartant de quelques pas, revenait vers les deux dupes, déposait et reprenait tous les objets. Les deux époux, amusés de ce manège, riaient à perdre haleine, lorsque tout à coup Tangaly, cessant de danser, s’enfuit à toutes jambes, si vite qu’ils n'aperçurent même pas son ombre.

Ils restèrent seuls sous l'arbre, tout penauds.

 

De son côté, Doso rencontra une vieille femme qui portait sur son dos un enfant.

Doso se tenait à un carrefour et faisait semblant d'être malade.

« Que fais-tu ici? » dit la vieille.

« Je viens de tomber subitement malade, bonne mère, et j’attendais quelqu’un pour ne pas cheminer tout seul. »

« Ah 1 très bien! Mon petit enfant et moi, nous voyageons justement sans personne et nous cherchons quelqu’un pour faire route ensemble. »

Ils partirent donc tous les trois, et quelque temps après, gravirent une montée assez rude. La vieille, à qui ses cinquante ans pesaient, était tout essoufflée; elle geignait d’avoir à porter l’enfant, et s’arrêtait tous les dix pas pour respirer.

« Vous vous fatiguez trop, bonne mère, dit le coquin. Donnez-moi le petit, que je le porte. »

Rafotsibe, qui ne demandait que cela, lui confia aussitôt l’enfant.

« Donnez- moi aussi votre mokabe (i), que je le mette, pour porter plus commodément. »

Or, ce n’était pas pour porter l’enfant que Doso demandait la ceinture, mais pour en voler le contenu. Rafotsibe, sans défiance, la lui remit. Après avoir marché quelque temps, nos trois compagnons arrivèrent dans un village; ils firent halte, pour se reposer, à l’ombre d’une maison. Mais Doso eut soin de faire partir la vieille en avant; elle était, lui disait-il, si âgée et si fatiguée qu’elle ne ferait guère de chemin, et il n’aurait pas de peine à la rattraper, même avec sa charge.

La bonne femme le crut et se mit en route, cependant que Doso se sauvait d’un autre côté avec la ceinture et l’enfant.

 

Lorsque les deux compères se rejoignirent, chacun montra à l’autre ce qu’il avait acquis, car, comme dit le proverbe, ce ne serait pas la peine d’aller à la forêt, sans rapporter même un morceau de bois.

« Lequel de nous deux a gagné davantage? dit Doso. Est-ce moi qui ai gagné une personne, ou toi qui n’as pris qu’un fusil ? »

« Tu as acquis plus que moi, répondit Tangaly, car tu as gagné un être humain, et on n'échange pas un fusil contre une personne. »

« Mettons donc ensemble nos butins, quoiqu’ils soient de valeur différente, car ce qui est réuni, dit le proverbe, il est difficile de le désunir.»

«Eh! Eh! dit Tangaly, gardons plutôt chacun le nôtre. »

Ils se décidèrent pourtant à mettre ensemble leurs richesses, quitte à se les partager à la fin de leur carrière aventureuse.

 

Pendant longtemps, sur toute la terre, il ne fut bruit que des vols et des tromperies des deux compères. Les habitants de la région se réunirent pour les tuer, car ils avaient causé, comme on dit, autant de maux que la petite vérole.

On s'attaqua d’abord à Tangaly, qui mourut la nuit de ce même jour.

Quant à Doso, il avait tout entendu, et il put prendre la fuite avant qu’on vînt le surprendre. Il se réfugia dans une caverne, mais il eut beau se cacher, on le chercha tant et si bien, que ses ennemis, avec les yeux perçants de la haine, finirent par le découvrir.

On l’arrêta, on le cousit dans une grande corbeille, et on se prépara à le jeter tout vivant dans la rivière. En vain Doso implorait des ennemis et pleurait amèrement pour qu’on le délivrât; personne n’avait pitié de lui : quand une puce a pompé le sang des personnes, dit le proverbe, il ne reste qu’à l'écraser. Par malheur, comme on était à mi-chemin de la rivière, quelqu’un mourut subitement au village, la nouvelle en fut apportée aussitôt, et la foule retourna, laissant Doso toujours enfermé dans sa prison. Mais une vieille femme qui avait perdu son mouton vint à passer à côté de Doso; elle se lamentait en disant :

« Malheureuse que je suis! J'ai perdu mon mouton à grosse queue! »  

« Bé-é-é! Bé-é-é ! » fit aussitôt le coquin dans sa corbeille.

« Ah ! Ah ! dit la vieille, voilà mon mouton qui bêle; quelqu’un l’avait volé et enfermé dans cette corbeille. »

En même temps, elle se mit à défaire la corbeille, et l’ouvrit.

Aussitôt que Doso fut délivré, il se précipita sur la femme, et l’enferma à sa place, puis il s’enfuit. Cette fois on ne put savoir où il s’était sauvé. « Oiseau échappé d’un piège, dit-on, ne se laisse plus reprendre. »

La foule revint et on prit la grande corbeille pour la porter à la rivière.

Rafotsibe se lamentait, elle disait qu'elle avait passé par là, cherchant son mouton, qu’elle avait été trompée par l’homme enfermé dans la corbeille, que celui-ci l’y avait mise à sa place et abandonnée sur la route.

« Tais-toi, criaient les gens, voilà maintenant que tu imites la voix d’une vieille femme, mais nous ne nous laisserons plus prendre à tes ruses. Tu n'échapperas pas au châtiment ! Et — ploc ! — ils précipitèrent la corbeille dans l’eau. La vieille mourut noyée et les gens s’en retournèrent tranquillement au village.

 

Doso s’en alla faire le commerce dans des pays lointains ; il entreprit de longs voyages, et, disent les Baras, il resta absent pendant cent années. I1 avait amassé beaucoup d’esclaves, d’argent, et de bœufs ; il en possédait tant qu’on n'en savait plus le nombre. A la longue, pourtant, il eut la nostalgie de son pays natal, et il y revint.

Arrivé près de son village, il envoya quelqu’un en avant, car il n'osait pas venir tout droit au rova, à cause de ce qu'il avait fait autrefois. Son envoyé dit au chef que Doso, regrettant son pays, s’était décidé à y revenir, mais qu’il demandait humblement la permission de rentrer. L’Andriana ne fit aucune difficulté ; il croyait du reste que c’était un autre Doso, et non pas le coquin d’autrefois, qui devait être mort depuis longtemps.

Doso fut bien content en montant à son village avec toutes ses richesses; quant aux gens, ils étaient très surpris : les uns reconnurent tout de suite le rusé compère d’autrefois, d’autres ne voulaient rien entendre ; à la fin pourtant, tout le monde se mit d’accord, et on vit qu’il s’agissait bien du voleur de jadis. Doso était l’objet des conversations de tout le village, car le proverbe dit : Les riches s’attirent beaucoup d’envie.

« Où as-tu bien pu ramasser tous ces biens, lui disaient les anciens du village.

- Vous vous rappelez que vous m’avez jeté à la rivière autrefois. Eh bien ! j’ai trouvé toute espèce de choses merveilleuses. Jamais je n’en avais tant vu dans notre pays. C’est dans l’eau que j’ai longtemps habité, et c’est là que j'ai ramassé toutes mes richesses. Regardez mes lambamena, mes perles, mes verroteries, voyez mes bœufs gros et gras, mes esclaves jeunes et forts, et toutes ces choses, que je ne pourrais même pas énumérer !

- Où dis-tu que tu as demeuré ? interrompirent les gens.

- Dans la rivière, vous dis-je. C’est dans l’eau que j’ai trouvé tout ! »

« Si nous y allions, nous aussi, disaient les naïfs, nous deviendrions riches !

- Nous allons tresser de grandes corbeilles, ajoutèrent les vieilles femmes ; nous y coudrons nos enfants et nous les descendrons dans la rivière, pour y chercher de l’argent et des biens de toutes sortes.

- Réfléchissez bien, reprit Doso : il faut rester longtemps dans l’eau.

- C’est tout réfléchi. Pas plus tard qu’à la nouvelle lune, nous descendrons tous dans l’eau. »

Et jusqu’à la nouvelle lune, il ne fut question dans le village que des aventures de Doso.

Le moment venu, toutes les femmes ne travaillaient qu’à fabriquer des sobika.

Un matin, le village se réunit au bord de l'eau, car tous les hommes devaient partir ensemble à la recherche de la richesse. On les précipita les uns après les autres dans la rivière, si bien qu’on n’entendait que le bruit des corps tombant à l’eau : Ploc ! Ploc ! Ploc !

« Puissiez-vous rapporter beaucoup de choses, disaient les uns.

- Ne prenez que ce qu’il y aura de mieux, ajoutaient les autres. »

Depuis une semaine déjà les hommes avaient plongé, et aucun n'était encore revenu. Hélas ! les morts ne reviennent jamais. L'inquiétude commençait à tourmenter les femmes.

Doso leur dit alors :

« Une descente est le contraire d’une montée: jamais vos maris ne remonteront à la surface de l’eau ; les cadavres sont au fond de la rivière, les morts ne se réveilleront pas. Vous vous figurez que jadis vous m’avez précipité dans l’eau ; mais, comme j’avais une bonne destinée, je ne suis pas mort, et la Mère-qui-avait- perdu-son-mouton a été précipitée à ma place. Vous êtes assez fous pour croire qu’il y a dans l'eau autre chose que de la vase, des pierres et des poissons. Perdez donc pour toujours l’espoir de retrouver vos maris : ils ont terminé leur existence et leurs années sont écoulées. Comme il n’y a rien à faire avec les morts, c’est moi qui désormais remplacerai vos pères, vos maris et vos enfants. » Ces paroles frappèrent la foule de stupeur : beaucoup de femmes s’évanouirent, les enfants pleuraient et gémissaient.

Mais qu’auraient-ils pu faire, seuls et sans les êtres chers, perdus par leur faute ?

Tous durent se résigner et vivre malheureux, sous la domination de Doso.

 

 

(i) Grosse ceinture qui sert à porter un enfant sur le dos.

 

 

Contes de Madagascar

Charles RENEL

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