Comment l’Église de Madagascar parle-t-elle à ceux qui ont faim ?
Comment l’Église de Madagascar parle-t-elle à ceux qui ont faim ?
Enquête Croire. À Madagascar, où le pape est en visite ce week-end, l’Église locale adapte son discours à la pauvreté des habitants, mais elle suscite parfois des incompréhensions.
Mélinée Le Priol, envoyée spéciale à Madagascar, le 06/09/2019
Tous les jeudis, la communauté du Chemin Neuf accueille les mère-célibataires de la ville d'Antsirabe pour un repas collectif et un moment de rencontre et de partage.
RIJASOLO/RIVA PRESS POUR LA CROIX
« Même après des décennies à Madagascar, il y a des choses auxquelles on ne peut pas s’habituer. » Cela fait pourtant près de soixante ans que sœur Giovanna a quitté son Italie natale. Mais face à l’innommable misère du quartier où elle vit à Antananarivo, la capitale malgache, cette religieuse octogénaire de la spiritualité de Charles de Foucauld se sent toujours aussi démunie. Avec plus des deux tiers de sa population vivant sous le seuil de pauvreté, Madagascar est désormais le cinquième pays le plus pauvre du monde.
Accolés à la vaste église du quartier, les locaux de cette communauté de Petites Sœurs de l’Évangile, ainsi que l’école et le centre social de santé qu’elles gèrent, constituent un îlot de calme et de propreté au cœur de ce qui s’apparente à un bidonville : Ampefiloha-Ambodirano. Jonchées de charrettes défoncées, ses ruelles grouillent d’enfants chargés d’énormes sacs de briques, que regardent passer des adultes édentés assis devant leurs bicoques de planches et de taules.
Ces huit Petites Sœurs de l’Évangile ont beau être de spiritualité foucaldienne, elles ne sauraient, en un lieu pareil, n’être qu’une « présence » auprès des plus pauvres : « Les gens ont trop de besoins… » Dans leur centre de santé sur un étage, on soigne les enfants dénutris comme les malades de la tuberculose. Il y a aussi l’école, où sœur Emma, Malgache, assure la distribution de riz. Aux quatre coins de la Grande Île, des communautés religieuses proposent aux écoliers des repas à tarif préférentiel. Mais même pour l’équivalent d’un dixième de centime d’euro, certains ont du mal à réunir la somme.
« Le problème, ici, c’est toujours la pauvreté »
« Un jour, j’avais tenu un discours un peu trop sévère à un père de famille, raconte sœur Giovanna quelques instants plus tard. Je lui avais dit que l’école ne pouvait pas être complètement gratuite, que nous avions des frais et qu’il devait financer au moins en partie l’éducation de son fils. Finalement, il a mis ses enfants à l’école coranique voisine, qui, elle, est gratuite, et on ne les a plus jamais revus. » Sœur Emma intervient, comme pour rassurer son aînée : « Le problème, ici, c’est toujours la pauvreté. Les gens vont vers les églises ou les communautés qui les aident. »
Comment l’Église de Madagascar parle-t-elle à ceux qui ont faim ?
Tous les jeudis, la Communauté du Chemin Neuf accueille les mères célibataires de la ville d'Antsirabe pour un repas collectif et un moment de rencontre et de partage : initiation à l'hygiène corporelle, distribution de vêtements pour elles et leurs enfants, etc. La communauté du Chemin Neuf est un ordre de l'Eglise Catholique. / Rijasolo/Riva Press pour La Croix
Les sectes évangéliques qui prolifèrent sur le territoire misent souvent sur une « théologie de la prospérité », selon laquelle Dieu voudrait voir les hommes s’enrichir. « On dit aux gens : ”Venez chez nous et vous serez riches !”, alors évidemment, cela fonctionne », déplore le père jésuite Sylvain Urfer, très critique à l’égard de ce « fonds de commerce fructueux ».
Présent sur l’île depuis quarante cinq ans, ce prêtre français se montre aussi assez sévère vis-à-vis de l’Église catholique locale, omniprésente dans le pays mais qui n’accorde selon lui pas assez d’importance à la pauvreté évangélique et serait encore loin d’être « pauvre pour les pauvres » comme l’y appelle le pape François. Il n’est pas le seul à déplorer un trop grand souci du « sacramentel » et du « paraître », au détriment d’une annonce plus exigeante de l’Évangile. « Il y a bien les écoles ou les distributions de repas, concède-t-il, mais cela se fait souvent dans un certain entre-soi communautaire, qui ne se risque pas beaucoup à la rencontre. »
Vocation intéressées
Quoi qu’il en soit, l’écart entre le mode de vie d’une partie du clergé et de la population n’est pas sans susciter certaines convoitises. Les vols de cloches et les dégradations de statues religieuses sont en hausse sur l’ensemble du territoire, ainsi que les actes de banditisme à l’encontre de couvents et monastères. À Antananarivo, les Petites Sœurs de l’Évangile ont été cambriolées cinq fois depuis 2014. « Les Malgaches voient bien qu’il y a de l’argent dans l’Église, reconnaît le père Gabriel Randrianantenaina, secrétaire coordinateur de la conférence épiscopale. Mais ils savent aussi que sans elle, ses écoles et ses dispensaires, ils ne vivraient pas. »
À Madagascar, « prier m’aide à supporter le quotidien »
Si le père Gabriel se réjouit de la vitalité des vocations à Madagascar, qui compte environ un millier de prêtres, dont beaucoup de jeunes ordonnés, il se dit aussi conscient des risques : que certains choisissent le sacerdoce « pour avoir une vie plus commode ». « Il peut arriver, en effet, que des vocations soient vues comme la possibilité d’une promotion sociale, même si on essaie de favoriser de bons discernements », confirme Mgr Odon Arsène Razanakolona, archevêque d’Antananarivo. Au séminaire interdiocésain de Faliarivo, le recteur Abdon Rafidison se veut rassurant : « Avant d’arriver au grand séminaire de théologie, les candidats ont déjà passé trois concours et vécu deux années de régence : ils ont eu le temps d’être mis à l’épreuve ! »
Le matériel au service du spirituel
Dans la vie communautaire, une telle « mise à l’épreuve » prendrait plutôt la forme du discernement ignatien, comme à la maison du Chemin-Neuf d’Antsirabe, 170 km au sud d’Antananarivo. « Si quelqu’un vient nous demander de l’aide, on discerne d’abord entre frères et sœurs pour savoir s’il est vraiment dans la misère ; on ne donne pas tout de suite », explique Éric Andriananja, communautaire avec son épouse Christine.
Comment l’Église de Madagascar parle-t-elle à ceux qui ont faim ?
Un jeudi à la Communauté du Chemin Neuf, à Antsirabe. / Rijasolo/Riva Press pour La Croix
Il ajoute : « La plupart de ces familles, quand elles se lèvent le matin, commencent par se demander où elles vont trouver de quoi manger. On ne peut pas leur demander d’avoir une quête spirituelle ! » Laure-Élise Billioud, sœur de cette communauté, estime aussi qu’avant d’« arriver au spirituel », il faut « prendre soin du matériel », c’est-à-dire des besoins vitaux des personnes. « Jésus l’a bien fait, en guérissant les malades et en nourrissant les foules… »
En Afrique, l’Église catholique sous pression
Parmi ces besoins vitaux, il y a l’hygiène corporelle. Pour désamorcer les réticences des concernés et éviter l’impasse des discours théoriques, la maison du Chemin Neuf d’Antsirabe a pris le parti de proposer une « journée beauté » collective aux mères de famille pauvres du quartier, reçues chaque semaine dans le cadre du « Jeudi des mamans ». Les voilà qui se savonnent la tête en riant, en plein air, derrière un mur de briques.
Mais même quand il s’agit du matériel, le Chemin-Neuf ne perd pas de vue la portée évangélique de son action. Ce jeudi de juillet, pour la dernière rencontre de l’année du Jeudi des mamans, deux volontaires françaises distribuent des vêtements aux enfants. À côté d’elles, Laure-Élise Billioud précise : « Le Seigneur n’a jamais fini de vous faire des cadeaux. Ces cadeaux ne viennent pas de moi, ni de la France, mais de Lui. »